Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\014 (1711-1712), S. 102-111, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1664 [aufgerufen am: ].


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XII. Discours.

Ebene 2► Puis-je souffrir encore que le siécle soit la dupe d’un espece de Sçavans à qui on accorde ce titre par préférence à tous les autres qui osent y aspirer ?

Le sçavoir, c’est ce qu’il y a au monde de plus estimable.

Le sçavoir, c’est ce qu’il y a au monde de plus ridicule.

Ces propositions contradictoires sont toutes deux également vrayes, graces aux idées confuses qu’on attache aux termes, & à la sotte habitude de parler sans s’entendre soi-même. Celui qui mérite véritablement le nom de Sçavant, est un homme qui sçait un grand nombre de choses utiles, qui digerées par la modération peuvent fortifier son raisonnement, & le rendre plus éclairé sur ses devoirs ; en un mot, qui peuvent lui faire passer sa vie avec agrément & avec sagesse.

Celui qui est en possession du titre de Sçavant, s’est embarassé l’esprit sans discernement & sans choix, des plus inutiles vetilles de l’antiquité, il sçait donner une généalogie à chaque mot ; chez lui tout terme est Arabe, Chaldaïque, Phénicien ; & c’est nous faire grace quand il veut bien se contenter de le faire Grec. Il corrige ou [103] gâte à tout hazard, un Passage obscur ; & pâlit nuit & jour sur l’Inscription d’une Médaille, que le tems ne paroit avoit respectée que pour mettre son esprit à la torture. Enfin, il néglige d’aprendre ce qu’aucun homme raisonnable n’est en droit d’ignorer, pour se faire un mérite d’être instruit de ce que peu de personnes sçavent, & que tout homme de bons-sens voudroit oublier s’il l’avoit jamais apris.

Lorsqu’à la fin son cerveau est duëment affaissé sous ces rares connoissances, le titre de Grand-Homme n’est pas trop beau pour lui ; il regarde en pitié tous ceux qui sont capables d’employer leurs veilles à des choses véritablement importantes. Il ne daigneroit pas seulement se comparer à un homme qui se fait une étude sérieuse de la conservation de son prochain, sçait trouver les sources des maladies dans ce labirinthe merveilleux de muscles, de veines, d’artéres, & d’autres parties du corps humain, dont la moindre est une de démonstration vivante de la sagesse infinie de son Architecte.

C’est un objet de mépris pour lui qu’un Philosophe, qui travaille à rendre à sa raison sa pureté primitive, & à se délivrer de l’esclavage des sens, des passions, & des préjugez.

Il compte pour des heures perdues celles où l’on s’occupe à connoître les devoirs mutuels des Etres raisonnables, & à leur assi-[104]gner des principes dans la raison, & dans le véritable intérêt de la créature intelligente. C’est du fracas que tout cela, il vaut bien mieux sçavoir au juste, comment étoient faites les Robes des Romains, & les Manteaux des Grecs ; quelle étoit la figure de leurs castagnettes ; comment les Nourrices berçoient leurs enfans ; si l’Iliade est un amas confus de différentes Chansons, ou une Piéce suivie, & si Poltron vient de police truncatus. C’est en faisant des Volumes épouvantables sur des sujets de cet ordre qu’on aquiert un nom immortel, & qu’on s’assure du plus haut rang dans le Temple de Mémoire, avec les Scaligers, les Saumaises, les Daciers, & les autres Grands-Hommes de ce rang.

Je voudrois bien raisonner un peu avec vous, illustres Personnages, si je découvrois dans vos productions le moindre principe de raisonnement, & si votre esprit n’étoit pas enseveli sous les Variӕ Lectiones, & sous les vénérables ruines de l’Antiquité. Mais comme je désespere qu’il s’en débarasse jamais, j’aime mieux vous faire trouver ici un petit trait d’Histoire, qui pourra vous instruire, si tant est que vous daigniez jetter sur une Feuille volante ces regards accoûtumez à se fixer sur des Volumes, dont la seule grosseur effrayeroit des personnes moins laborieuses que vous.

Alexandre, à sa marote de Conquérant près, ne manquoit pas de bon-sens ; il ai-[105]moit les Sciences ; & tous ceux qui se distinguoient par leur génie, pouvoient trouver à sa Cour un azile contre le destin, qui déjà dès ce tems-là étoit brouillé avec le Bel-Esprit. Jamais Prince ne fut plus libéral ; c’étoit le mortifier que de ne pas recevoir ses gratifications, & l’on peut dire de lui ce que Saluste dit de César, qu’il ne refusoit que ce qu’il trouvoit indigne d’être donné. On peut bien croire que la mortification d’offrir des bienfaits inutilement ne le troubloit guéres, & que force Sçavans, force Illustres, tâchoient d’employer sa médiation pour se réconcilier avec la fortune. Un Virtuoso le vint trouver un jour pour le rendre témoin d’un Art merveilleux que personne n’avoit possedé avant lui. Ne croyez pas que je veuille parler de cet Architecte qui promit de faire du Mont-Athos une Satuë d’Alexandre, qui tînt dans une de ses mains une grande Ville, & qui repandît un Fleuve de l’autre. Cette Piéce-là auroit été assez curieuse ; mais c’étoit une bagatelle au prix des prodiges d’adresse dont étoit capable l’Artisan en question. Il avoit acquis par une longue étude, le rare talent de jetter un grain de millet par le trou d’une éguille, & il en fit l’épreuve devant toute la Cour Macédonienne. Alexandre parut frappé du Miracle, & dans cet air d’admiration mon homme lisoit déjà sa bonne fortune prochaine, quand le Roi commanda [106] qu’on lui fît présent d’un grand nombre d’éguilles, & de quelques sacs de millet, afin qu’il s’exerçât toûjours à perfectionner l’Art qu’il avoit inventé avec tant de bonheur. C’est-là toute la récompense qu’Alexandre destina à une invention, qui toute curieuse qu’elle étoit, ne pouvoit être d’aucune utilité au Genre-humain. Je ne vous raconte rien qui vous soit inconnu, Messieurs : Mais en lisant cette histoire, avez-vous bien compris que c’est à vous qu’Alexandre a fait présent de ce millet & de ces éguilles ? Et le tour de l’esprit de l’homme qui faisoit l’objet du mépris & de la raillerie d’Alexandre, est justement le vôtre ? Toute la différence que j’y trouve, c’est que pour exécuter le projet de cet homme il falloit un adresse dont tout autre n’est pas capable ; au-lieu que tout autre que vous, quelque lourdant qu’il soit, pourra lire jour & nuit, & faire un Recueil monstreux de ses remarques, faites à tort & à travers. On peut dire même que la pesanteur d’esprit est presque une qualité requise pour un travail si assidu, si sec & si stérile. De bonne foi, Messieurs, quels fruits les hommes peuvent-ils tirer de vos veilles laborieuses ? Trouverai-je dans vos Ecrits dequoi rendre mon esprit plus beau, mon ame plus raisonnable, mon cœur plus vertueux ? Un Roi y aprendra-t-il l’air de gouverner son Peuple, comme un pere également prudent [107] & tendre ? Le Sujet y puisera-t-il de la docilité pour les ordres d’un Prince raisonnable ? Enseignez-vous au pere de famille le secret de former le cœur & l’esprit d’un fils sur lequel il fonde ses plus douces espérances ? Enfin tous les hommes s’instruiront-ils chez-vous de l’art de trouver leur bonheur dans eux-mêmes, & de l’exiger de leur raison comme un dépôt que la Providence lui a confié ? Songez-y, Messieurs, de grace avez-vous reçu cette précieuse raison, pour passer une courte vie à commencer Ciceron, & pour expirer sur votre onziéme Volume ?

Croyez-moi, l’homme ne fut point créé pour trouver des mysteres dans les rêveries des Poëtes, pour ôter l’embarras aux Périodes de Pindare & d’Horace. Il ne vous faut pas un grand effort de raisonnement pour trouver ma censure bien fondée, & je vous conseille d’employer tout ce que vos Etudes vous ont laissé de bons-sens, à comprendre que vous devez rougir d’un sçavoir, qui jusques à présent a fait le sujet de votre estime pour vous-mêmes, & de votre mépris pour les autres. Qu’on ne croye pas que je haïsse les Belles-Lettres. Je n’en hais que l’abus. Je veux sçavoir l’histoire, pour réfléchir sur la conduite des hommes, & pour tirer de leur prudence & de leur témérité, des régles pour me conduire avec une sage précaution. J’ai besoin d’une idée générale [108] des mœurs des Anciens pour n’être pas arrêté à tout moment dans la lecture de leurs Ouvrages. La connoissance des Langues m’est utile à-peu-près pour la même raison. Je lis les Vers excellens pour y admirer la beauté de l’esprit, la grandeur des sentimens, la richesse de l’imagination, la force des termes, & l’harmonie de la cadence. En un mot, je veux rapporter l’usage de ma lecture à une solide utilité, ou dumoins à un plaisir raisonnable ; & non pas suer misérablement sur l’obscurité d’un Passage, qui, éclairci à la fin, ne m’offrira pour prix de mon travail qu’une pensée peut-être commune, peut-être contraire au bon-sens. N’épuisons pas cette matiere, il vaut mieux y revenir une autre fois.

Il n’y a rien de si joli que d’être Auteur sans être connu, & de pouvoir hardiment trouver son propre Ouvrage ridicule ou charmant, selon qu’on veut se conformer aux décisions des autres. La Boutique de Mr. Johnson est d’ordinaire le Tribunal souverain devant lequel le pauvre Misantrope est tous les Lundis sur la sellette. La plûpart de mes Juges trouvent que j’écris assez passablement ; mais ils se persuadent que mon Ouvrage ne se soutiendra pas. La matiere que j’ai choisi est traitée avec succès, disent-ils, par tant de différens Auteurs, que de l’entreprendre après eux est le moyen [109] de dire peu de choses affaisonnées du sel de la nouveauté. La Bruyère, ajoûtent-ils, est à blâmer pour avoir fait bien des mauvais Copistes. Mais vous, Lecteurs, qui en jugez ainsi, avez-vous oublié que le vice & le ridicule sont des sources intarissables de critique ? Et ne puis- je pas bien m’en fier à vous du succès de mon Ouvrage à cet égard-là ?

Qu’on ne m’objecte pas que toutes les sottises qu’on fait à présent peuvent être rangées dans les classes qu’on a censurées déja avec autant d’esprit que peu de succès. Il est sûr qu’on est tout autrement sot & vicieux à présent, qu’on l’étoit du tems de Moliere & de l’Imitateur de Théophraste ; & que les nouveaux travers d’esprit, les nouvelles modes d’être extravagant & de scélérat, méritent bien des censures nouvelles.

C’est dommage, dit un autre, que cet Auteur s’abaisse à faire un petit Ouvrage, qu’on confondra, sans le lire seulement, avec la Gazette & avec la Quintessence ; pourquoi ne pas faire un Livre suivi ? A celui-là je n’ai rien à répondre, sinon qu’il n’a qu’à garder toutes mes Feuilles volantes pendant un an entier, & qu’à les faire relier ensemble ; cet assemblage fera un Volume presque aussi gros que la Bruyere ; plût au Ciel qu’il fût aussi bon ! Mais voici le plus fort sujet de plainte qu’on croit avoir contre moi. J’ai trop bien attrappé apparemment le ca-[110]ractére de certaines personnes, & celles-là trouvent dans mon Ouvrage une noire malice, une médisance diabolique. Les Souverains, selon eux, devroient empêcher l’impression d’une Pasquinade pareille, & un Libraire a fort mauvaise grace de mettre à profit l’abominable malignité d’un Esprit satirique. N’aura-t-on jamais des idées justes des choses ; & ne comprendra-t-on pas qu’un Prédicateur pieux & zélé, n’est pas plus éloigné de la médisance que moi ? Je ne fais pas des Portraits en l’air, il est vrai ; les bons Prédicateurs ne le font pas non-plus ; & s’ils ne se régloient pas sur quelques Originaux, qui voudroit se reconnoître dans un miroir qui ne lui réprésentât pas ses véritables traits ? Et qui se corrigeroit d’un vice qu’il ne se connût point ?

La médisance a son principe dans la maligne joye d’un cœur qui se baigne dans les défauts d’autrui ; & l’essence de ce vice consiste dans l’intention de rendre les personnes mêmes odieuses & méprisables, au-lieu de s’attacher à les corriger de tout ce qui peut les rendre indignes de notre amour & de notre estime. La Misantropie attaque le vice ouvertement ; sûre de l’innocence de sa conduite, elle décrie sans détour la grossiere hypocrisie de ceux qui logent dans des Hôpitaux magnifiques, une partie des malheureux qu’ils ont eu soin eux-mêmes de mettre dans la ruë. Mais la médisance [111] charmée des crimes qu’on offre à la soif de satiriser, enveloppe la malignité de son venin dans un dehors doucereux :

Zitat/Motto► « Alcidas, dit un Fourbe, il est de mes amis,

Je l’ai connu Laquais avant qu’il fût Commis ;
C’est un Homme-d’Honneur, de Piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. » ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Mais, Lecteurs, si vous ne voulez point qu’on attaque vos vices, & si vous ne sçauriez vous résoudre à vous corriger, je vais vous instruire d’un moyen sûr de me faire rentrer dans le silence. Dédommagez Mr. Johnson de ce que ma Misantropie pourroit lui faire gagner. Vous êtes en si grand-nombre, cottisez-vous, & faites-lui une petite Pension de mille écus par an, il se contente de peu de chose, comme vous voyez. ◀Metatextualität

Zitat/Motto► Pour que mon silence authorise

Du siécle extravangant les bizares abus,
Mille écus par an, mille écus.
Ce n’est pas seulement un denier par sottise. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Une autre fois je répondrai à quelques autres objections. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1