Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XX. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\022 (1711-1712), S. 175-183, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1673 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XX. Discours.

Suite1 de mes reflexions.

Sur le Sens-commun.

Ebene 2► Le prodigue Ménandre auroit dissipé, par ses débauches continuelles, les biens considérables que l’Avare Lycophron paroît n’avoir amassez que pour la perte de ses enfans, si les débauches lucratives de son Epouse n’avoient fourni aux plaisirs ruineux d’un Mari, qui n’épargne rien pour satisfaire à la délicatesse de sa volupté. En un mot, Ménandre étoit un homme perdu s’il avoit eu une honnête-femme : cependant loin de sçavoir quelque gré a une épouse, qui a si fort au cœur les affaires de sa Famille, & qui est assez habile pour vendre des plaisirs aussi cher que son Epoux les achete ; il ne cesse de déclamer contre sa conduite, & de lui prodiguer les noms les plus odieux, dans le tems que lui-même il se prévaut du titre d’honnête-homme, comme d’un droit que personne ne s’avisera ja-[176]mais de lui disputer. Peut-on nier que Ménandre ne soit aussi ennemi du sens-commun que de soi-même ?

Neron se plaisoit aux plaisirs tumultueux ; il aimoit à faire le personnage de Comédien, & passoit des jours entiers à toucher des Instrumens devant ses Sujets, ou bien à conduire lui-même un char dans la carriere du Cirque. Domitien se faisoit un délice de s’enfermer dans son Cabinet ; dans lequel bien-loin de former le plan de quelque conquête glorieuse au Peuple Romain, il se contentoit de faire la guerre aux mouches. Si l’on met à part ce qu’il y a dans ces amusemens, d’indigne d’un Empereur, on trouvera peut-être Neron plus raisonnable dans le choix de ses plaisirs que Domitien ; ou dumoins on égalera la folie obscure & inanimée de l’un à la folie vive & brillante de l’autre.

Je ne doute pas que le sérieux Ariste ne soit de mon sentiment sur cette affaire ; cependant il ne manque jamais de s’emporter contre les plaisirs du Bal, de l’Opéra, de la Comédie, dans le tems qu’il passe lui-même la moitié de sa vie dans sa chambre à arranger des bagatelles pour les déranger après. Mr. B….. hait tout autant le tumulte de la Société d’Ariste, & il ne s’applaudit pas moins que lui de la tranquilité de ses divertissemens. A peine est-il jour qu’il va voir dans son jardin une Tulipe, qui est la chose du monde la plus rare ; son esprit se perd [177] dans la contemplation de cet objet merveilleux. N’allez pas croire que cette fleur divertit la vuë par la diversité riante de ses couleurs : point du tout, elle n’a rien de beau, & tout son mérite consiste en ce qu’elle est unique en son espece, & qu’elle a coûté quatre cens francs. Cependant, Mr. B….. passe cinq heures de suite à l’admirer, & revient dîner chez lui, fort content de sa matinée ; il a vu une Tulipe.

Toute la différence que je trouve entre les plaisirs tumultueux & les amusemens tranquilles dont je viens de parler, c’est que les premiers faisant des impressions violentes sur les passions, en émoussent la pointe, & qu’ils sont bien-tôt suivis de la fatigue & de l’ennui ; au-lieu que les autres n’affectant l’ame que foiblement, n’y produisent ni lassitude, ni dégout. Il arrive de-là qu’un tel, qui se dissipe aujourd’hui dans les divertissemens les plus animez, s’occupera peut-être demain à quelque chose d’utile & de sérieux ; & que Mr. B..... qui contemple aujourd’hui sa Tulipe, contemplera encore demain sa Tulipe.

Pour montrer encore mieux la rareté du Sens-commun, faisons voir qu’il y a des Maximes généralement reçues de tous les hommes, & qui ont pris dans leur esprit la place de Sens-commun, quoique rien au monde n’y soit plus contraire. Il en est de ces Maximes comme de certains objets de la [178] Physique. Rien n’est plus merveilleux que la lumiere, & cependant rien n’excite moins l’attention des hommes du commun ; depuis qu’ils respirent, ils ont vu cette lumiere admirable, elle ne les frappe point : la lumiere c’est la lumiere, voilà tout ce qu’on en sçait & tout ce qu’on en veut sçavoir.

De la même maniere, il y a certains préceptes que les enfans ont entendu répeter mille & mille fois, par des personnes dont l’autorité leur tenoit lieu de raison ; ils se sont faits une habitude de trouver ces préceptes indubitables, & quelque propres qu’ils soient par leur bizarerie à exciter l’attention, on ne daigne pas seulement y songer. L’idée de ces Maximes & l’idée du Bon-sens sont si étroitement unies dans l’imagination, que l’une entraîne toujours l’autre ; & la raison, accoutumée à cette union, ne s’en défie pas, & les laisse passer sans le moindre examen.

Voici, par exemple, une régle dictée par le sot orgueil : Elle est de tous les Pays & de tous les âges. On l’inculque à la jeunesse comme la maxime la plus sensée & en même tems la plus utile : Il faut toujours fréquenter les gens qui sont au-dessus de nous.

D’abord cette régle est impossible dans la pratique ; si on la vouloit suivre, le Bourgeois courroit après le Gentilhomme, qui s’échaperoit pour joindre le Marquis ; celui-là ne voudroit hanter que des Ducs, qui à leur tour ne voudroient fréquenter que des [179] Princes ; les Princes ne voudroient du commerce qu’avec les Rois ; & les Rois, qui déja ne jouissent pas trop des douceurs de l’amitié, en seroit privez absolument.

D’ailleurs, rien n’est plus injuste que de vouloir inspirer une pareille conduite à ceux qui n’ont déja que trop de penchant à se livrer à une vanité impertinente. Est-ce dans le rang qu’il faut chercher le fondement du commerce mutuel qui doit unir les hommes ? Et des titres qui paroissent autoriser le mépris qu’on a pour ceux que la Nature nous a rendus égaux, sont-ils propres à servir de base à la Sociabilité ? Point du tout, c’est l’humanité & non pas la Noblesse qui doit être la source de l’Amitié ; & pour être ami il ne s’agit pas d’être Duc ou Comte, il suffit d’être homme, & d’être exact dans les devoirs qu’exige de nous la Sociabilité.

Je veux croire qu’une des raisons qui donnent quelque poids à la régle que je combats, c’est la supposition ; que plus on est de naissance, plus on a de l’déducation <sic>, des dispositions à la vertu, & plus on peut être utile à former le cœur & l’esprit de ceux qu’on fréquente. Je veux croire même que cette supposition est vraye ; la maxime n’en seroit pas moins fausse. L’humanité veut qu’on soit aussi prompt à faire du bien qu’avide d’en recevoir ; & par conséquent il est juste que je hante mes Inférieurs, pour leur rendre le même service que me rendent ceux [180] qui sont au-dessus de moi, en m’honorant de leur commerce.

Tout le monde convient qu’une faute qui procede de la foiblesse humaine, est plus pardonnable qu’une mauvaise action qui a son principe dans la malignité, & cette opinion est parfaitement conforme au sens-commun : cependant dans la pratique tout le monde s’écarte presque d’une distinction si raisonnable.

Allgemeine Erzählung► Dorinde avoit reçu de la Nature une beauté aussi dangereuse pour elle-même que pour les hommes qui trouvoient dans ses charmes l’écueil de leur repos : son esprit n’étoit pas moins beau que son corps, & sa sagesse égaloit ses attraits & en relevoit l’éclat. Elle avoit toujours résisté au plaisir pernicieux de se faire des adorateurs ; & bien-loin d’aller au-devant de ce péril, elle avoit eu toujours la prudence de l’éviter. Le seul Polemon, parfaitement honnête-homme, l’avoit emporté dans le cœurr de cette sage Beauté, sur le rang & sur la richesse de ses Rivaux ; & après six années de persevérance (rare prodige) il est devenu Epoux de la charmante & vertueuse Dorinde. Mais à peine six mois se sont-ils écoulez depuis cette heureuse union, que Dorinde s’est vuë mere. ◀Allgemeine Erzählung Voilà la médisance déchaînée contre cette pauvre femme ; on ne lui sçait plus gré de toute sa sagesse passée ; on ne compte pour rien toutes les victoires qu’elle a rem-[181]portées sur l’amour-propre, sur la tendresse d’une foule de Galans, & sur son tempérament doux & porté à la compassion. Un seul moment de foiblesse, pour un homme amoureux, aimable, aimé, un seul moment de foiblesse décide de toute sa réputation.

Quoi ! un homme parfaitement sobre, perd-il ce titre pour avoir pris une fois quelques verres de vin de trop ? N’est-on plus bon Philosophe quand on est tombé une fois dans un sophisme ? Perd-on la réputation d’homme sage pour avoir fait une folie ? Et doit-on refuser le titre de bon Général à ceux qui après cent Victoires se sont laissez une seule fois surprendre par l’ennemi ? Nullement : & pourquoi donc Dorinde passera-t-elle pour peu vertueuse, parcequ’une seule fois sa vertu a été surprise hors de garde : Ajoûtons encore qu’une foiblesse est pardonnable à mesure qu’il est facile d’y succomber ; eh ! quoi de moins facile que de résister toujours aux tendres empressemens d’un homme qu’on estime trop pour oser s’en défier ! Pardonnez-moi, vous Mesdames, qui trouvez tant d’infamie dans la conduite de Dorinde ; pardonnez-moi, si j’ose soupçonner que peu d’entre vous eussent échapé au péril que Dorinde n’a sçu éviter. Vous avez de la vertu, je n’en doute point ; mais plus vous vous assurez sur cette vertu, & plus vous êtes foibles ; il n’y a que la seule défiance de vos forces qui puisse être chez [182] vous le fondement d’une conduite qui ne se dément pas. Croyez-vous que la sagesse consiste à triompher de la tendresse d’un homme aimable, à qui vous donnez l’occasion de vous voir tête-à-tête ? Vous vous trompez fort, la sagesse consiste à ne le point combattre. Quand on combat ce qu’on aime, on succombe tôt ou tard ; & plus on a de la pudeur, plus on est novice, moins on est aguerrie, & plus facilement on céde la victoire ? De grace, Mesdames, examinez-vous un peu : Suposez un homme bien fait, qui sçache assaisonner la tendresse de ses sentimens par des expressions touchantes & naturelles ; qui par mille détours ingénieux vous étale une passion délicate, & dont tout l’air ne soit qu’une perpétuelle déclaration d’amour. Supposez encore que cet Amant vous plaise (l’une de ces supositions méne assez à l’autre) ne vous feriez-vous pas un plaisir de le voir seul, & dans cette aimable solitude auriez-vous bien toujours la force de ne pas payer toute son ardeur d’un seul baiser ? Un baiser est tout pour un Amant un peu entreprenant, cette faveur, quelque innocente qu’elle soit, le rendra plus tendre ; sa tendresse redoublée augmentera la vôtre ; sans qu’il le veuille, & sans que vous vous en apperceviez, il vous prendra des faveurs plus grandes, il mêlera à des actions peu respectueuses des sermens de respecter toujours votre innocence, il trouvera le secret [183] de les faire croire, & qui plus est ses sermens seront sinceres : mais sa passion l’égare, sa raison s’étourdit, & par la faute d’un seul baiser vous voilà l’un & l’autre les dupes d’une confiance imprudente. Vous voyez combien il est difficile d’éviter ces sortes de malheurs quand on n’en évite pas l’occasion, & telle d’entre vous qui dira tout haut que je ne suis pas raisonnable de soûtenir de tels paradoxes, se dira tout bas que je n’ai pas tout le tort.

N’est-ce donc pas une injustice criante & un manque visible de Sens-commun, de se déchaîner avec tant de fureur contre la pauvre Dorinde ; dans le tems qu’on se fait complice d’une troupe médisante, dont la malignité est charmée de la prise que cette Dame vient de donner sur elle, & dont le plaisir seroit entier si la perfidie de Polemon avoit été, selon la mode, une suite de la foiblesse de Dorinde ? ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voyez le IX. Discours