Lejeune, Anaël
[UCL]
À travers une étude de cas, nous nous proposons de revenir sur un moment décisif de l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. À savoir, l’un des témoignages les plus importants dont nous disposions sur l’émergence de l’art minimal américain au milieu des années 1960 : « Questions to Stella and Judd ». Cet entretien, mené le 15 février 1964 par Bruce Glaser, et radiodiffusé quelques semaines plus tard, a paru dans une version papier éditée par Lucy Lippard dans le numéro de septembre 1966 du magazine Art News. Cette version publiée allait ensuite être reprise en 1968 par Gregory Battcock, dans sa célèbre anthologie intitulée Minimal Art : A Critical Anthology, publication qui devait venir entériner la reconnaissance du minimalisme tant d’un point de vue artistique que théorique. Or, il s’avère qu’entre sa radiodiffusion et sa publication sous la forme qu’on lui connaît habituellement, cet entretien a subi de nombreuses et insignes modifications, interdisant en réalité que l’on puisse considérer l’article « Questions to Stella and Judd » comme une simple retranscription littérale et neutre. Premièrement, cet entretien comptait à l’origine une troisième voix en la personne de Dan Flavin, qui refusa que ses propos apparaissent dans la version publiée. Deuxièmement, des extraits d’un entretien individuel avec Donald Judd mené plusieurs mois après, furent intégrés à divers endroits de la retranscription. Enfin, troisièmement, plusieurs passages de la discussion originale furent supprimés en vue de sa parution dans Art News.
Cet essai propose tout d'abord une comparaison entre la version publiée de « Questions to Stella and Judd » et la retranscription originale et exhaustive de la discussion, conservée dans les Archives of American Art, Smithsonian Institution, afin de préciser la nature et l’importance des transformations qui ont ainsi été opérées. Ensuite, il s'efforce de mesurer les effets qu’ont pu avoir de telles transformations. La comparaison se révèle en effet riche d’enseignements. Parmi ceux-ci, il convient d’ores et déjà de signaler l’importance qui put être conférée à la figure de Judd en raison des ajouts de fragments d’une conversation ultérieure venant réparer une position plus en retrait à l’origine. Ensuite et surtout s’effrite à la lecture la cohérence que la publication de cet entretien sous la forme de « Questions to Stella and Judd » avait pu lui conférer. La dissémination de segments de l’interview de Judd, ainsi que l’éviction des interventions de Dan Flavin, qui, aussi rares aient-elles été, divergeaient sensiblement de celles des deux autres interlocuteurs, ont pu donner à l’ensemble un caractère monolithique et éventuellement prémédité qu’il n’a de fait jamais eu. Enfin, la lecture des avis de Frank Stella, souvent divergents de ceux de Judd, devrait contribuer à la nécessaire réévaluation de la place du peintre dans le courant minimaliste.
En définitive, ce qu’il s’agit de proposer à travers cette étude de cas, c’est une réflexion sur le passage des propos d’artistes de l’oral à l’écrit, et sur la manière dont ce passage, par les aménagements qu’il suppose nécessairement, peut affecter la réception des propos ainsi relayés.
Bibliographic reference |
Lejeune, Anaël. Relire ‘Questions to Stella and Judd’ de Bruce Glaser (1964). In: L. Brogniez et V. Dufour, Entretiens d’artistes. Musique, Cinéma et Arts plastiques, 2014, p.103-116 |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/105618 |