Vanoost, Marie
[UCL]
Alors que le journalisme américain reste largement associé – dans le monde francophone en tout cas – à une écriture plutôt sèche, utilitaire, guidée par des idéaux de factualité et d’efficacité dans la transmission de l’information, cette communication se propose d’explorer la tradition narrative et littéraire qui traverse l’histoire du journalisme de l’autre côté de l’Atlantique (voir notamment Connery, 1992 ; Frus, 2009 ; Sims, 2007 ; Sims et Kramer, 1995 ; Zavarzadeh, 1976). Bien que minoritaire tout au long de son histoire, cette veine apparaît particulièrement vivace lors de périodes de crises sociétales : la fin du 19e siècle et ses défis démographiques, migratoires et économiques, la Grande Dépression, suivie de la Seconde Guerre mondiale, la révolution culturelle et générationnelle des années 1960-1970 (Hartsock, 2000) et, enfin, la fin de la Guerre froide et la réorganisation géopolitique qui s’ensuit à la fin du 20e siècle. Ces périodes correspondent également à des bouleversements au sein de la sphère journalistique américaine : montée en puissance de la notion de « fait » dans les années 1890, cristallisation de l’idéal d’objectivité autour des années 1930 (Schudson, 1978), compétition entre les journaux et la télévision dans les années 1960, et enfin apparition d’internet sur la scène médiatique à la fin du 20e siècle. Le recours à une forme plus narrative et une écriture plus littéraire apparaît dès lors autant comme un moyen de rendre compte d’un réel tellement bouleversé et bouleversant qu’il appelle d’autres manières d’écrire et de raconter (Hartsock, 2000), que comme un mouvement de résistance d’une minorité de journalistes par rapport aux (r)évolutions de leur métier. Cette résistance s’affirme et s’affiche particulièrement dans les discours que ces journalistes ont développé sur, et autour de, leurs pratiques journalistiques – que ce soit au sein de leurs articles, dans leur correspondance personnelle, des écrits autobiographiques, des essais critiques, etc. C’est à ces discours que s’intéresse cette communication et, particulièrement, à la façon dont ils dessinent des logiques de distanciation par rapport au modèle journalistique dominant et des logiques de repositionnement par rapport à la sphère littéraire. Sans prétendre dresser un panorama exhaustif, la communication s’arrêtera sur plusieurs grandes figures historiques du journalisme narratif et littéraire américain, dont les discours contribuent, encore aujourd’hui, à la configuration des rapports entre journalisme et littérature aux Etats-Unis. On verra ainsi comment, dès les années 1890, l’écrivain-journaliste Stephen Crane remet en cause l’obsession croissante des médias pour les faits, notant par exemple, dans son esquisse urbaine « When Man Falls, a Crowd Gathers » – un genre qui met au contraire l’accent sur l’aspect humain des événements : « Meanwhile others with magnificent passions for abstract statistical information were questioning the boy. “What’s his name?” “Where does he live?” » (Crane, 1984). A la même époque, Lincoln Steffens, éditeur du journal Commercial Advertiser, déclare quant à lui n’engager que des jeunes diplômés en lettres, capables et désireux d’écrire, à condition cependant qu’ils n’aient pas l’intention de devenir journalistes (Steffens, 2005). Au début des années 1940, James Agee affiche ouvertement sa méfiance par rapport au journalisme, qui ne parvient selon lui à exprimer qu’une infime fraction de ce à quoi renvoient les questions « qui, quoi, où, quand et pourquoi » – tout en reconnaissant en même temps que la littérature ne permet que d’approcher la réalité, sans jamais atteindre son immédiateté ou sa subtilité (Agee et Evans 2001, 207). Pourtant, alors qu’Agee déclare vouloir rendre compte des choses « on their own terms », son style est souvent intensément personnel, jusqu’à parfois devenir lyrique – au point que son texte a été considéré comme une célébration de son propre pouvoir en tant qu’auteur (Fisher Fishkin, 2008, p. 151). Tom Wolfe, dans les années 1960, pousse cette célébration à l’extrême (voir notamment Wolfe, 2008), tout en l’accompagnant d’un discours d’autopromotion dans lequel les logiques de repositionnement entre sphères médiatique et littéraire apparaissent plus explicitement que chez tous ses « prédécesseurs ». Selon Wolfe (1975), le New Journalism en vient même à remplacer le roman en tant que principal événement littéraire de l’époque. Le mouvement est cependant aussi largement critiqué, notamment par John Hersey, un autre journaliste de la veine narrative et littéraire américaine. S’il reconnaît que les outils de la fiction peuvent élever le journalisme au statut d’art, Hersey (2006) – qui a pourtant lui-même créé un personnage composite au début de sa carrière de journaliste – condamne fermement la façon dont Wolfe, mais aussi Norman Mailer et Truman Capote, brouillent les frontières entre journalisme et fiction, tant au travers de leur écriture qu’au travers de leur posture d’auteur. S’intéresser aux discours de ces quelques grands noms du journalisme américain sur leurs pratiques permet donc de mettre en évidence non seulement à quel point l’idée d’un journalisme purement factuel doit être nuancée tout au long de l’histoire du journalisme moderne aux Etats-Unis, mais aussi à quel point la veine plus littéraire du journalisme américain est elle-même complexe et changeante, traversée par différentes tendances, parfois discordantes. Comme on le soulignera en guise de conclusion, ces discours, tout autant que les articles et reportages des grandes figures du journalisme narratif et littéraire américain, constituent l’héritage par rapport auquel se positionne aujourd’hui une nouvelle génération de journalistes narratifs.
Bibliographic reference |
Vanoost, Marie. Le rapport au journalisme et à la littérature dans les discours des grandes figures du journalisme narratif et littéraire américain.Colloque du GIS Journalisme : "Les écritures du journalisme" (Paris (France), du 22/03/2017 au 24/03/2017). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.1/183794 |