CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Octobre 2015 : la Chine annonce officiellement la fin de la politique de l’enfant unique. Quelle incidence sur une société habituée à un seul enfant, depuis presque 40 ans ?

2En octobre 2015, le gouvernement de la République populaire de Chine annonçait officiellement la fin de la fameuse « politique de l’enfant unique », en vigueur depuis plus de trente ans. Il est désormais permis aux couples chinois d’avoir deux enfants, s’ils le désirent [1]. La décision était attendue : en 2013, il avait déjà été concédé aux couples formés de deux enfants uniques d’avoir deux enfants. Dans les zones urbaines, une grande partie des jeunes en âge de se marier sont des enfants uniques et cette dérogation était déjà, de fait, une reconnaissance de la nécessité d’abandonner la politique restrictive antérieure. Ce virage est le fruit d’évaluations démographique et économique plus que de considérations liées à l’impact social et humain des mesures précédentes.

3La politique de l’enfant unique a été introduite en 1979. Mais depuis au moins le début des années 1970 [2], les couples étaient invités à faire moins d’enfants, à les avoir plus tard et à espacer davantage les naissances. De fait, l’amélioration de la santé maternelle et infantile après la fondation de la République populaire de Chine (proclamée le 1er octobre 1949), la disponibilité de moyens contraceptifs – surtout dans les zones urbaines – avaient déjà contribué à abaisser le taux de fécondité qui, à la fin des années 1970, se situait, en moyenne, à 2,98 enfants par femme.

4Avec le lancement des réformes économiques, le spectre de la surpopulation a commencé à être redouté comme l’une des principales menaces pour le développement chinois. On a alors adopté la solution d’une réduction drastique des naissances, sous le niveau de renouvellement : un seul enfant par couple. Le projet est loin d’avoir échoué. Actuellement, le taux de fécondité chinois est de 1,67. La transition démographique s’est accomplie en Chine en quelques années. Il s’est agi certainement d’une des plus grandes expériences d’ingénierie sociale et démographique, attestant, pour le meilleur et pour le pire, de la capacité du gouvernement chinois à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés en façonnant valeurs et comportements sociaux [3]. Les coûts de la mise en œuvre de ce projet et ses conséquences, à long terme, sont élevés en termes sociaux et humains.

Du « petit empereur » au garçon asocial

5La politique de l’enfant unique a eu un impact très différent dans les zones urbaines et les zones rurales. En ville, son application a été facilitée par le contexte culturel et social. Dans les villages, elle a régulièrement donné lieu à l’utilisation de méthodes coercitives, bien que, elle ait souvent été appliquée de manière moins rigide : par exemple, il était permis aux couples qui avaient une fille d’essayer d’avoir aussi un héritier mâle. L’un des effets de la politique de l’enfant unique, dans de nombreuses régions, a d’ailleurs été un déséquilibre du sex-ratio[4], avec un accroissement non naturel des naissances de garçons par rapport aux filles, causé par l’avortement sélectif (pourtant interdit par la loi), par l’infanticide féminin [5] et par l’abandon des petites filles alimentant le trafic des adoptions [6]. Ce qui traduit une préférence traditionnelle pour l’héritier mâle, même si elle n’est pas généralisée : les couples urbains, bien souvent, préfèrent une fille. Le recensement national de 2010 a révélé que le sex-ratio à la naissance s’établissait, cette année-là, à 118 garçons pour 100 filles [7]. 20 millions de jeunes garçons seraient actuellement en surnombre, avec des difficultés pour fonder une famille. Les « villages de célibataires », dans quelques zones rurales, sont la conséquence la plus éclatante de cette situation, risquant d’alimenter l’instabilité sociale [8]. Le sujet le plus sensible a été l’émergence, dans les zones urbaines, d’une génération de « fils uniques » de moins de 30 ans, sans frères et sœurs : une révolution sociale et culturelle sans précédent. L’importance de la famille dans la société chinoise, base de l’ordre social et du système de valeurs, est bien connue. La réformer était un des piliers de tous les projets de modernisation menés par les élites politiques et intellectuelles chinoises. L’opinion publique chinoise a souvent considéré ce phénomène de l’enfant unique comme ayant des effets négatifs, enfantant de « petits empereurs » : une génération de petits garçons égocentriques, gâtés par des parents incapables de leur refuser quoi que ce soit, irrespectueux et sensiblement asociaux, ayant grandi dans des familles toujours plus centrées sur l’enfant. Et face à cette image du « petit empereur », il y a celle d’un jeune triste et seul, écrasé par l’affection mais surtout par les attentes des parents, incapable de développer des rapports sociaux ou de l’autonomie [9]. Le stéréotype a été, en partie, confirmé, d’une importante fragilité de cette génération, qui a grandi sous l’aile protectrice des parents, sans être toujours prête pour la compétition et le risque. Cependant, le caractère asocial et la propension à la solitude ne semblent pas être des caractéristiques dominantes, grâce à l’importance prise par le groupe de pairs au cours de la croissance.

Un système lucratif et coercitif

Un système (moral et matériel) d’incitations et de mécanismes de dissuasion devait garantir le respect des contraintes de reproduction. Les incitations tenaient dans la promesse, faite aux parents, de donner à l’héritier plus d’opportunités éducatives et de sécurité matérielle, en cohérence avec le discours officiel centré sur « l’amélioration de la qualité de la population ». La planification et la limitation de la natalité devaient servir à améliorer la santé et à élever le niveau culturel de la population [1]. Ce discours a alimenté des attentes individuelles et l’investissement croissant des parents dans la réussite de leurs enfants, au sein d’une société de plus en plus concurrentielle. Sur le plan pratique, les mesures incitatives ont été peu de chose mais, sur le plan symbolique, elles ont eu un poids énorme pour modeler le comportement reproducteur, surtout dans les zones urbaines. La pénalisation, pour les couples qui ne respectaient pas la limitation de la fécondité, se traduisait avant tout par des sanctions économiques, très onéreuses. Et l’application de cette politique a souvent été abusive. Dans certains cas, les fonctionnaires ont refusé aux enfants nés hors des quotas l’enregistrement à l’état civil, leur fermant l’accès aux services éducatifs et sanitaires. Les dénonciations de violation des droits ont été nombreuses, jusque recemment, portant surtout sur les avortements forcés. En 2015, une femme s’est plainte d’avoir été forcée à avorter au huitième mois, faute de quoi son mari aurait perdu son emploi. Les fonctionnaires et les cadres chargés de faire respecter les quotas maximums de nouveaux nés, pour chaque localité, ont joué un rôle critique : la capacité à faire respecter le plan était un des critères d’évaluation de leur carrière. Mais le système d’amendes et de sanctions garantissait des rentrées financières. Donc, si un couple était disposé à payer les amendes très élevées prévues, le respect des quotas passait finalement au second plan par rapport aux nécessités financières du système.
L. D.G.

Pression des anciens sur le système

6La réduction drastique de la natalité a causé un vieillissement rapide de la population. On s’attend à ce que, avec l’allongement moyen de la vie, 30 % de la population en 2050 soit âgé de plus de 64 ans. Le risque est considérable pour le futur de la Chine, surtout sur le plan économique [10]. Le vieillissement pose et posera une forte pression sur les ressources financières face aux dépenses de santé, d’assistance et d’accompagnement des personnes âgées. Le système de retraites chinois ne pourra pas répondre à la demande de soutien. Une bonne partie de l’aide sociale est actuellement déléguée à la famille. Et ces dernières années, le gouvernement encourage la promotion de certaines valeurs traditionnelles, liées à l’éthique confucéenne. L’opinion publique, même étrangère, a été frappée par l’accent mis sur la « piété filiale », la tradition et la dévotion que les enfants doivent à ceux qui les ont mis au monde. Une valeur fortement critiquée par les réformateurs du XXe siècle, comme symbole de l’oppression de la société chinoise traditionnelle sur la liberté et les aspirations individuelles. Cette inflexion répond à la nécessité de promouvoir une plus grande cohésion entre les générations, nécessaire pour répondre à des exigences sociales nouvelles. En 2013, une loi oblige même les enfants à rendre visite aux parents et à en prendre soin. Mais l’affirmation des valeurs familiales suffira-t-elle ? Avec la politique de l’enfant unique, le soin des deux parents et des quatre grands-parents repose sur une seule personne : une charge difficilement soutenable, aux plans psychologique et matériel.

7Autre élément préoccupant lié au vieillissement de la population : la diminution régulière de la force de travail. L’industrialisation chinoise s’est basée, jusqu’à présent, sur la disponibilité constante d’une main-d’œuvre à bas prix, vouée à diminuer.

Un tournant politique et sociétal ?

8La politique de l’enfant unique s’est ainsi révélée, aux yeux des responsables, un choix à revoir pour assurer le niveau de remplacement : non plus un mais deux enfants. À court et moyen termes, on attend une impulsion forte à la consommation interne qui, dans la prospective du gouvernement, devrait devenir le premier moteur de l’économie, réduisant la dépendance aux importations et investissements étrangers. Les besoins matériels et éducatifs des enfants, sur lesquels les couples chinois sont prêts à investir lourdement, pourraient grandement soutenir l’industrie et les services. Un puissant business se développe, alimenté par la volonté des parents d’offrir le meilleur en termes de formation, même extrascolaire, et de bien-être. On s’attend à ce que cette tendance s’étende à toute la progéniture, en cas de naissance d’un deuxième enfant [11].

9Mais le choix du gouvernement peut-il constituer un véritable tournant ? Est-il avéré que tous les couples chinois sont prêts à avoir deux enfants ? Les projections d’une augmentation de la natalité quand, en 2013, on a permis aux couples formés par deux enfants uniques d’avoir un deuxième enfant, se sont révélées erronées [12]. Dans les villes surtout (où vit déjà 50 % de la population chinoise), les couples ne veulent pas plus d’un enfant et de plus en plus n’en veulent pas du tout. Les coûts élevés de la vie rendent difficilement soutenable le fait d’avoir deux enfants. La double charge – soin des enfants et travail extérieur – et le manque d’organisation adaptée pour soutenir le couple parental (en Chine aussi, les grands-parents constituent un réseau fondamental d’aide pour les parents) rendent l’élargissement de la famille peu désirable [13]. S’y conjuguent des raisons culturelles liées à l’importance attribuée par les jeunes à la réalisation de leurs aspirations individuelles, surtout professionnelles et sociales. Comme dans les pays développés, l’augmentation de la natalité, au moins en ville, ne peut être associée qu’à un plus grand soutien économique à la famille. Ce qui ne semble pas être dans les plans gouvernementaux. Malgré l’élimination de l’interdiction d’avoir deux enfants et un peu de propagande médiatique, aucune action spécifique pour favoriser une augmentation des naissances n’a été engagée par les autorités provinciales, déléguées à l’application de la politique familiale et démographique.

10On entend, certes, des discours en faveur d’une natalité plus importante, dans une grande partie de l’opinion, particulièrement dans les milieux cultivés, malgré la perception diffuse que la Chine est toujours surpeuplée. Si la politique de l’enfant unique a été vue par une grande partie de l’opinion occidentale comme une violation de la liberté fondamentale de se reproduire, nombre de citadins chinois y ont vu une étape nécessaire. L’attention s’est focalisée sur ce qui était gagné plus que sur ce qui était perdu : les générations nées après les années 1980 sont conscientes d’avoir eu une vie meilleure que celle de leurs parents et elles s’attendent à ce qu’il en soit de même pour leurs propres enfants [14]. Les avortements forcés, les stérilisations, les violences ont été jugés comme des distorsions et non comme la conséquence d’un choix erroné. Le discours sur la « qualité de la population » est intériorisé et le virage du gouvernement sur la possibilité d’avoir deux enfants perçu avec anxiété. Et ces préoccupations s’étendent à la prise en compte de la dégradation de l’environnement et l’appauvrissement des ressources naturelles, qui pourraient empirer en cas de babyboom. Il faudra une dizaine d’années pour qu’il soit possible d’en évaluer le sens sur l’évolution démographique, mais aussi sociale et culturelle, de la Chine.

Notes

  • [1]
    Publié à l’automne 2016 dans Aggiornamenti Sociali. Nous en publions ici une version légèrement raccourcie. Le texte intégral en français est disponible sur www.Revue-Projet.com.
  • [2]
    Soit en pleine époque maoïste (1949 à 1976, année de la mort de Mao Zedong).
  • [3]
    Fong Mei, One Child : The Story of China’s Most Radical Experiment, Oneworld, 2016
  • [4]
    Indicateur démographique définissant le rapport des sexes d’une population donnée [NDLR].
  • [5]
    Xinran [trad. : Françoise Nagel], Messages de mères inconnues, éditions Philippe Picquier, 2011.
  • [6]
    Kay Ann Johnson, China’s Hidden Children. Abandonment, Adoption, and the Human Costs of the One-Child Policy, University Of Chicago Press, 2016.
  • [7]
    D’après le chiffre fourni en 2011 par Xinhua, l’une des agences de presse nationale chinoise.
  • [8]
    Zhang Hui, « Rural bachelor’s crisis worsen », Global Time, 24 février 2016.
  • [9]
    Xinran, L’enfant unique, éditions Philippe Picquier, 2016 [2015].
  • [10]
    Banister et al., « Population aging and economic growth in China. Program on the Global Demography of Aging Working », paper n° 53, Harvard University, 2010.
  • [11]
    Jin Keyu, « Two Children Will be Better than One for the Chinese Economy », South China Morning Post, 8 janvier 2016.
  • [12]
    S. Gietel-Basten et B. Gu, « Childbearing preferences, reform of family planning restrictions and the Low Fertility Trap in China », Oxford Center for Population Research, 2013.
  • [13]
    Stuart Gietel-Basten, « Why scrapping the one-child policy will do little to change China’s population », The Conversation, 29 octobre 2015.
  • [14]
    Sheng Yun, « Little Emperors », The London Review of Books, vol. 38, n° 10, 19 mai 2016
Laura De Giorgi
Laura De Giorgi est professeure associée d’histoire de la Chine à l’Université Ca’ Foscari à Venise (Italie).
Traduit de l’italien par 
Anne-Dominique Gonin
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/08/2017
https://doi.org/10.3917/pro.359.0054
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