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Être juive ici et maintenant. La vie c’est autre chose

[autre]

Personne interrogée :
Interviewer :
Année 1979 8 p. 12
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Page 12

ENTRETIEN

Etre juive ici et maintenant

La vie c’est autre chose

Avec Ania Francos, je devais parler de son livre : ‘‘il était des femmes dans la résistance”. J’avais dit au téléphone : je suis juive, moi aussi, et peut-être, en tant que telles avons-nous des choses spécifiques à dire sur la guerre, sur la violence. Je n’avais aucune certitude. Nous n’avons pas la même histoire : elle a 40 ans, moi 25. Elle est ashkénaze, juive d’Europe de l’Est, moi sépharade, d’Afrique du Nord. Ania dit : j’ai toujours su que j’étais juive, mais il n’y a pas longtemps que je me pose la question qu’est-ce que c’est qu’être juif. Hasard ? Sans doute pas. Trente ans après la guerre, les juifs se rendent compte de plus en plus que leur histoire, ça n’est pas simplement l’holo¬ causte et Israël. Alors qu’on ne vit pas une période d’antisémi¬ tisme aigü (qui a peur d’un Darquier ?), alors qu’on est appa¬ remment intégrés sans problèmes en France ou ailleurs, on sent de plus en plus un besoin de retrouver une identité com¬ mune. Avec la crainte de nous retrouver enfermés dans un ghetto, non pas tant par les autres que par nous-mêmes, avec la peur d’être entendus à travers des stéréotypes si ancrés que tout discours en est déformé. Au risque d’être rejetés par les juifs et les non juifs. Ania et moi sommes passées par toutes ces peurs. Malgré tout, c’est des juifs que nous avons parlé ‘‘comme il se doit” a soupiré Ania en rigolant. Quand on ne croit pas en dieu, quand le sionisme ou l’antisionisme n’est plus la référence, qu’est-ce qui nous fait juives ?

A nia. — Je suis quelqu ' un de très angoissé. J'ai plus peur d'ailleurs de la police que d'un soldat. Complètement paranoïaque. Un jour, j'ai vu des types en uniforme se diriger droit sur moi, j'étais complètement décom¬ posée... C'était des employés des pompes funèbres. Et ça, c 'est dû à mon enfance. Les

gendarmes qui sont venus chercher mon père, je m'en souviens encore. Ils avaient dit : nous reviendrons demain. Je les attends tous les matins. Par contre, je me suis trou¬ vée par mon métier dans des endroits où ça tirait, je n 'ai pas eu peur. Je ne suis pas cou¬ rageuse. Mais je crois que quelque part ça me rassurait d'être avec des hommes en uni¬ forme, du bon côté, c'était des guérilleros. J'avais l'impression qu'ils me protégeaient des autres uniformes. Le plus terrible je crois, c ' est qu 'on ne m ' ait rien expliqué pen¬ dant la guerre. Ma mère aurait dû me dire. Qu'est-ce que c'est être juif, pourquoi on était obligées de partir tout le temps, les gens qui disparaissent... "

Ruth. — Je me demande s 'il y en a une expli¬ cation. Je vivais en Israel quand il y a eu la guerre de 73. C'est vrai que je n'ai pas eu peur, mais j'ai eu le sentiment de quelque chose d'absurde. Et pour moi, c'est ça l'insupportable : l'absurdité.

... Et c ' est à ce moment-là que notre conver¬ sation s ' est mise à dévier très naturellement.

— Ça, m 'a dit Ania, c ' est autre chose. Je ne suis pas sioniste. On peut être antisioniste et reconnaître l'existence de l'Etat d'Israël. Pour moi, il n'y a pas un endroit au monde où les juifs soient moins en sécurité qu'en Israel. Mais il y a beaucoup de juifs, surtout de la génération de mes parents qui se sentent rassurés par le fait qu 'il y a enfin des soldats juifs.

Ruth. — Ce n ' est pas ce qui je voulais dire. Par contre, c'est vrai que j'étais rassurée sur mon existence en général. L 'impression que je n ' avais pas à me justifier, de ma judaïté ou d'autre chose.

Ania. — On n'est pas persécutés quand même ! D'ailleurs il vaut mieux être juif qu'arabe en France, non ? C'est pas sûr demain, mais aujourd'hui...

Non non non. Je ne parlais pas de ça. "

— Ania écoute, je n'ai jamais vécu dans le aïe, aïe, aïe, tout le monde nous en veut, en Israel on sera chez nous. Pour moi, c'était

l'impression qu'être juif , c'est un question¬ nement perpétuel, s'affirmer comme diffé¬ rent. Et la différence, on le sait, ça fait peur.

Ania. — Aux autres ?

Ruth. — Oui, et aussi à soi.

Ania. — Moi, j'ai souvent eu l'impression que je faisais partie d'une caste. Pas du peu¬ ple élu, bien sûr. Mais c'est aussi V éducation qu'on nous donne. J'ai une tante, la seule survivante du côté de mon père, et quand elle parle, elle dit que d'abord les juifs polonais c'est " the bloom", la fleur du judaïsme. Et parmi la' fleur de l'intelligence juive, les juifs de Tarnopol, la ville où est né mon père, sont la crème. Et alors dans la ville de Tarnopol, la famille Francos, c ' est la fleur de la fleur de la fleur !"

(Moi Ruth, j'ai ri de bon cœur. Trois jours après, je me suis souvenue que ma mère dit toujours que les juifs du Maroc sont très intelligents. Que l'aristocratie juive maro¬ caine, c ' est les habitants de Mogador, et qu ' à Mogador, la famille de mon père est extrême¬ ment réputée...)

MAL A VEC LES JUIFS,

MAL A VEC LES GOYS

— Finalement, dit Ania, qu'est-ce que c'est pour moi, être juif, moi qui ne suis pas reli¬ gieuse, ni sioniste ? Peut-être comme l'a dit Olivenstein être mal avec les goys, et mal avec les juifs. Ou bien cette histoire, la préférée de Kafka parait-il : deux juifs ont fui un pogrom à Kichinev. Ils se retrouvent en France, mais ne veulent pas y rester. C'est pendant l'affaire Dreyfus. L 'un dit "je vais partir en Amérique. ' ' L ' autre ‘ ‘ Moi à Kaboul. " — Ou c'est ? En Afghanistan. — Si loin ? — Loin de quoi ?

Et je me sens très cosmopolite comme ça. Bien et mal partout. Concernée par tout. Les vietnamiens, ça me touche personnellement. Tout sert à nourrir l'angoisse. Le côté positif de ça, c'est le doute permanent. La parole aussi, le questionnement. C'est pas un hasard s'il y a tant de juifs dans les mouvements révolutionnaires. En même temps, les juifs sont si conformistes ! Conformistes à certai¬ nes valeurs, pas forcément négatives d'ail¬ leurs. Le bien, le mal, être "a mensh", un être humain, avoir une conscience.

Ruth. — Oui, s'affirmer constamment comme existant... Je suis allée aux journées Sur la culture Yiddish à Beaubourg, et j'ai eu l'impression que pour la première fois depuis longtemps les juifs ne se définissaient plus par rapport à Israel. Que depuis trente ans, le fait d'être juif avait été complètement occulté par le problème d'Israël, qui est pourtant un épiphénomène. Je suis pour l'existence de cet état, mais j'ai l'impression que c'est en fait une "erreur historique". Ce qui pouvait arri¬ ver de moins juif aux juifs.

Ania. — Je le crois profondément. Mais alors, qu ' est-ce que ça veut dire ? Qu 'on veut être partout ?

Ruth. — Oui, c'est une manière d'être dans le monde, de refuser l'appartenance par une terre, par un lieu géographique. Un refus du concret en même temps, un attachement à des valeurs abstraites.

Ania. — Mais pour moi, tout ça existe parce qu 'il y a eu la guerre.

Ruth. — Pour moi, il n'y a pas eu cette guerre. Pas d'éducation traditionnelle non plus. Et pourtant, cette mémoire existe. Peut être parce qu ' à six ans, je me suis endormie un soir au Maroc, et reveillée pour partir en France. On ne m 'avait rien dit. On était par¬ tis clandestinement. D'où cette impression qu'on peut partir à tout moment, qu'il ne faut pas s ' attacher .

Ania. — Moi, j'ai toujours eu cette impres¬ sion que tout était provisoire.

Ruth. — Justement, puisqu 'il paraît que ça dure depuis 2 000 ans, on peut se demander si c 'est vraiment une fatalité, si ce n ' est pas plutôt un truc tout à fait volontaire, un désir d'être nulle part et partout. C'est une ques¬ tion, pas une affirmation.

Ania. — Il faudrait bien connaître l'histoire juive, parce que même si on ne la connaît pas, on l'a en mémoire. Le monde entier s'est fait de migrations. On peut le dire des bre¬ tons, de tous. Mais les gens l'ont oublié. Les juifs, eux, le savent.

En tout cas, j'en ai marre de l'injustice, marre de la violence, marre de la culpabilité. Les Palestiniens. C'est affreux. Je com¬ prends parfaitement qu'ils aient pris les armes. Mais la situation les a rendus fous de désespoir car il n'y a pas de solution pour le moment. Les juifs sont fous, à juste titre : on les a rendus fous. Les Israéliens se battent contre les palestiniens en croyant que c ' est les nazis, les palestiniens se battent contre les israéliens en pensant que c'est l'Impéria¬ lisme, une abstraction...

Ce problème palestinien, je l'ai porté comme une croix. Une culpabilité de plus. Je me sen¬ tais coupable que des juifs puissent opprimer un autre peuple, puissent torturer. En même temps je me suis dit, le sionisme, pour cer¬ tains, c'est un peu le droit à l'injustice. Dire : on a assez souffert, on vous emmerde. Mais je ne peux pas être comme ça. Je voudrais, mais ce qui est le plus fort chez moi, c ' est que je ne supporte pas l'injustice et la violence faite à un autre. "

(Ma mère, a pensé Ruth, quand tu liras ce texte, tu auras des larmes de rage et tu me diras "et l'injustice envers les israéliens ? Elle en fait bon marché" ! Tu as raison Ania, c ' est pas simple).

ET LE BOULOT

Toute ma vie, dit Ania, vivre a été un effort. J'ai tout le temps pris sur moi. "

Ruth. — Je me suis sentie, en lisant ton livre "Des femmes dans la résistance", sans doute comme toi quand tu l'as écrit. Prise entre le poids de ces histoires, écrasantes, et le récon¬ fort d'imaginer ces femmes, si vivantes.

Ania. — Oui, c'est ça. J'ai beaucoup pleuré, je n 'ai jamais autant bu. J'étais littéralement décomposée. Mais dans l'ensemble, c'était plutôt positif. Je cherchais à travers ces fem¬ mes qu'elles me donnent un peu de vie, elles qui sont si vivantes. Angoissées mais vivan¬ tes. Au début, ça ne devait pas être un livre sur la déportation. Mon éditeur a voulu me le faire réécrire à cause de ça. Mais j'ai tenu bon. Même ces femmes ne voulaient pas en parler. Elles trouvaient que ce n ' était pas glo¬ rieux de s ' être fait arrêter. Mais on aurait pu m'en parler pendant 40 000 ans. Auschwitz, je connais par cœur. Les blocs, lre à droite, Ire à gauche, les gens, tout. Marie Elisa Nordmann disait : elle nous embêtait avec ces histoires, et puis on a fini par comprendre que c ' était son problème. Au début, quand j'allais les voir, je me sentais coupable, pas digne. C'est terrible ce qu'il m'a coûté, ce livre.

...Je ne fous rien. Enfin, pas grand chose. Ça c ' est le côté juif peut-être : le sentiment per¬ manent du devoir qui n'est pas accompli. Toute ma vie j'ai été un mélange de travail et de paresse. J'ai quand même écrit six livres, mais je suis très paresseuse. "

Ruth. — (amère) Je supporte pas les gens qui disent ça et qui font plein de trucs. Moi je fous rien.

Ania. — Oui, mais faire, qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai toujours eu l'impression que je n ' avais rien fait. Je crois que c ' est un truc très enfantin. Toute ma vie, j'ai pensé que ma vie allait enfin commencer, que la vie c'était autre chose. C'est l'expression juive : «dus is a leib ? » Ça c ' est la vie ?

Propos recueillis par Ruth Stegassy

Mal avec les juifs, mal avec les goys

Et le boulot