"ASPECT LAMENTABLE DE LA VIE DU CYCLOPE" Description et narrativité dans les idylles XI et VI de Théocrite

Cécile DAUDE

Nous avons emprunté à YElpénor de Giraudoux le titre de la présente étude ; il nous a semblé exprimer de façon juste l'humour dont fait preuve Théocrite lui-même dans ses idylles XI et VI, où il procède à une description transformationnelle du Cyclope de l'Odyssée.Cette coïncidence dans l'humour, par-dessus vingt-trois siècles, n'est pas l'effet du hasard ni de la seule intertextualité. Quelque chose, dans le sujet même, s'y prête : une situation initiale de déséquilibre et de non-identité,par rapport à la structure traditionnelle du conte ou du mythe, entraîne en effet l'émergence d'une narrativité de type nouveau,à une époque où l'hellénisme est en plein bouleversement de ses repères identificatoires et remet en question tous ses modèles culturels, notamment ceux de l'épopée et des récits mythologiques.

Forme, information, transformation

Ce qui nous intéresse donc ici dans ces deux idylles, c'est le point de vue de la morphogénèse littéraire.Polyphème amoureux, c'est un peu comme cet arbuste transplanté à l'envers en 1758 par le botaniste Duhamel du Monceau : les racines,en l'air, devenaient rameaux et feuillages, tandis que la tête feuillue, enfouie dans la terre, présentait peu à peu toutes les propriétés d'une souche avec ses racines. Chercher dans les hexamètres de Théocrite l'émergence de la prose de fiction, et dans son Polyphème l'ébauche d'un personnage romanesque, relève de la même sorte d'expérimentation et d'observation. I. Lotman conclut son ouvrage monumental sur La structure du texte artistique par la remarque suivante : "On peut dire avec assurance que, de tout ce qui a été créé par la main de l'homme, le texte artistique est dans la plus large mesure ce qui met au jour les propriétés qui attirent le cybernéticien vers la structure du tissu vivant" l. Le texte en effet, à l'image