R. franc, socioi, XXV, 1984, 523-559
François de SINGLY
Les manœuvres de séduction :
une analyse des annonces matrimoniales
Dans son œuvre, et plus particulièrement dans « La ritualisation de la féminité » (1), E. Goffman estime que le monde de la vie quotidienne et l'univers de la publicité se ressemblent puisque dans les deux cas « nous voulons des poses brillantes... nous nous livrons à une représentation idéale à caractère commercial .» (2). Aussi cherche-t-il à retracer les processus au moyen desquels les acteurs sociaux évitent de « perdre la face » et essaient de « faire bonne figure » (3), sans pour autant suffisamment décrire les enjeux de chaque situation et la relation entre ces enjeux et les identités des agents. L'étude des formes par lesquelles les individus défendent leur territoire (4), montrent à autrui qu'ils sont doués de certaines qualités, contrôlent l'information afin de masquer les stigmates (5) doit, nous semble-t-il, être davantage articulée selon une problématique des intérêts des agents sociaux. Les représentations théâtrales élaborées par les acteurs sont fonction non seulement de leur compétence dramatique, mais aussi de leurs patrimoines et de la situation où ils doivent les protéger.
Le marché matrimonial (avec ses agences et ses annonces) constitue un espace idéal pour démontrer cette nécessaire articulation théorique dans la mesure où les individus exclus du marché matrimonial normal sont conduits à jouer de manière explicite une scène pour se vendre en tant que futur conjoint. Ils ne désirent pas seulement se marier et donc apparaître sous les traits d'un excellent partenaire, ils tentent de préserver leur valeur sociale en réussissant à séduire un individu de valeur équivalente (6). Ils doivent parvenir à se mettre en valeur, c'est-à-dire à mettre en valeur leurs capitaux pour atteindre cet objectif. L'observation des annonces matrimoniales peut révéler les processus de valorisation des richesses détenues par les acteurs dans une situation définie par un enjeu important — engager une relation pour se marier —, et par des contraintes de mise en scène — être bref pour attirer l'attention du lecteur sans le lasser (7). Ainsi transparaissent les représentations
(1) E. Goffman, «La ritualisation de la de la femme mariée, Université de Paris V, 1984. féminité », Actes de la recherche en sciences (7) Dans Le Chasseur Français, l'annonce sociales, 1977, 14 : 34-50. doit comprendre au minimum dix mots. En (2) Idem. 1978-1979, date de l'échantillon, une petite (3) E. Goffman, Les rites d'interaction, Pa- annonce de dix mots revenait au rédacteur à ris, Ed. de Minuit, 1974. 123,17 francs, une annonce de vingt mots à (4) E. Goffman, Les relations en public, Pa- 205,80 francs, et une de trente mots à ris, Ed. de Minuit, 1973. 322,58 francs. Le prix d'un mot oscille donc (5) E. Goffman, Stigmate, Paris, Ed. de entre 12,32 et 10,26 francs. La moitié des an- Minuit, 1975. nonces sélectionnées comprennen au plus vingt (6) Voir F. de Singly, Fortune et infortune et un mots.
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