R. franc, social. 41-3, 2000, 539-552

Henri MENDRAS

L'invention de la paysannerie

Un moment de l'histoire de la sociologie française d'après-guerre

Dans les années soixante, un débat intellectuel extrêmement actif et fécond s'est développé pour répondre à une question quelque peu paradoxale : qu'est-ce qu'un paysan? Tant qu'ils formaient la masse et la base de la population de l'Europe continentale, chacun connaissait des paysans et comprenait, ou croyait comprendre, ce qui faisait l'originalité de cet être que l'on croyait issu du fond des âges, puisque Hésiode décrivait sa vie et sa façon d'être, déjà aux VIIIe- VIIe siècles avant Jésus-Christ. Or en 1965 une équipe de trois économistes de I'Inra, M. Gervais, С Servolin et J. Weil, sonnèrent les premiers le tocsin en publiant un livre intitulé Une France sans paysans ; en écho, dans la conclusion de La fin des paysans (1967), je posais la question : «Et que sera un monde sans paysans ? »

En effet, à l'époque l'agriculture française faisait son extraordinaire révolution. Le paysan se transformait en chef d'entreprise en adoptant de nouvelles techniques de production et surtout de nouvelles techniques de gestion. Le Crédit agricole et les coopératives devenaient les auxiliaires des agriculteurs, pour ne pas dire leurs patrons. Le Centre national des jeunes agriculteurs (Cnja) inspirait toutes ces mutations dans un grand souffle modernisateur et humaniste. Sociologues et économistes sentaient la pression de cette «demande sociale» et y répondaient chacun à leur manière.

Pour répondre aux inquiétudes des uns et aux espoirs des autres, il fallait évidemment savoir ce qu'était ce «paysan» dont on annonçait la disparition. Il

539