CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La liaison des mots cancer et sexualité n’a de cesse de provoquer des réactions vives, marquant toujours un intérêt certain pour cette association et d’un même tenant son incongruité, sollicitant une fascination pour le sujet qui à la fois attire et détourne les regards. Ainsi, tant le domaine de la recherche que celui du soin montrent la volonté d’unir ces deux champs de bataille que sont le cancer et la sexualité, et se heurtent aux difficultés de les articuler. De fait, deux tendances s’inscrivent en oncologie gynécologique : soit la « sexualité » (peu importe ce qu’on y met derrière) est balayée d’un revers de main aveuglé par la mort qui véhicule ses fantasmes et ses représentations angoissantes, soit la « sexualité » balaie le sexuel, aveuglée par elle-même, mais surtout par son absence.

2Les résultats présentés ici sont issus de ma thèse de doctorat (Venturini, 2014), explorant les modalités communes de fonctionnement des femmes atteintes d’un cancer des organes sexuels internes, qui seront, au cours de l’étude, traitées par hystérectomie principalement. Le tableau clinique que présentent ces patientes comprend des troubles de la sexualité installés avec l’annonce de la maladie et qui perdurent souvent au-delà de la rémission. Or, bien que les traitements suppriment et modifient les organes sexuels féminins internes, les troubles constatés ne peuvent s’expliquer entièrement par les conséquences anatomo-physiologiques de la maladie et de ses traitements. L’origine du problème se situe alors au-delà du somatique, en deçà de la sexualité. Pour autant les études abordant la pathologie gynécologique de la femme sous l’angle de la sexualité dans un référentiel psychanalytique sont rares.

3Au demeurant, l’étude de la sexualité féminine dans le champ de l’oncologie gynécologique ne doit pas refléter le pôle sexuel féminin dans son appréhension exclusive de la sexualité génitale. Le féminin est bien sûr celui attenant à la femme et que l’on rencontre chez ces patientes, mais, quittant le seul registre anatomique, il devient alors celui du moi dans ses capacités d’ouverture, de passivité, d’accueil des premières effractions pulsionnelles inhérentes à la séduction narcissique primaire dans les deux sexes. Ensuite, pour la femme, la pénétration sexuelle liée à l’activité génitale s’inscrit dans le sillon creusé par les premières expériences de passivité. Ce point de rencontre fait de la sexualité de la femme l’expression du féminin, le révélateur de l’accès à la position passive porteur des figures fantasmatiques relatives à l’étranger effracteur et à la pénétration ; participant, en somme, de ce qui caractérise l’être féminin. C’est à cette croisée des fantasmes et de la réalité que se conjuguent, de mon point de vue, l’épreuve majeure de la réalité externe que représentent le cancer gynécologique et ses traitements, et la mise en acte de la sexualité génitale de ces patientes qui en relate l’impact.

4J’ai rencontré huit patientes à différents moments de leur parcours thérapeutique : une première fois entre l’annonce et le début des traitements, une seconde fois environ trois mois après le début des traitements et une troisième fois quelques mois après la fin des traitements. À chaque temps je procédais à un entretien clinique de recherche suivi de la passation des épreuves projectives : le tat lors du premier temps de la recherche, c’est-à-dire avant toute incidence réelle sur le corps ; le Rorschach au second temps de recherche, soit suite à la chirurgie (hystérectomie plus ou moins élargie), durant les traitements (chimiothérapie, radiothérapie, curiethérapie) lorsqu’ils avaient cours [1]. Ce choix méthodologique se justifie principalement de la dimension longitudinale attachée à l’étude, ayant pour visée de mettre en lumière la dynamique pulsionnelle dans son évolution temporelle, plutôt que de procéder à la description d’un état des lieux psychique fonction de chaque temps du parcours thérapeutique. À cet effet, à une analyse croisée – exclue de l’importance du biais induit par les différentes épreuves de la réalité du parcours thérapeutique venant frapper le sujet dans l’entre-deux des passations – fut préférée une analyse comparative, sur la base d’études de cas, à l’appui d’indicateurs rigoureux élaborés aux fins d’un repérage de la pulsion, dans son expression, dans la diversité des mouvements pulsionnels, ainsi que de l’angoisse, dans ses différentes modalités d’émergence et de traitement. C’est donc sur les processus psychiques à l’œuvre, en tant que soubassement des conduites de ces patientes, que s’est concentrée l’analyse qui a permis, en termes de résultats, de mettre en lumière des modalités de fonctionnement psychique communes à ces patientes ; fort de la qualité longitudinale de l’étude, c’est par ailleurs leur caractère possiblement transitoire qui put trouver à être mis en exergue.

5Il importe de soulever d’emblée la pertinence de la question sexuelle dans la clinique des femmes atteintes d’un cancer gynécologique. La situation de ces femmes comporte quelque chose de trop réel. Trop proche du fantasme, cette réalité en devient dangereuse et déclenche des contre-investissements, notamment du côté des soignants, qui se centrent alors sur une sexualité fonctionnelle comme une fin en soi, faisant fi des procédures psychiques qui la sous-tendent. Il m’a à ce titre semblé d’autant plus nécessaire de faire valoir le sexuel à l’endroit de ces patientes, le reconnaître, le faire reconnaître, et qui plus est dans sa totalité, c’est-à-dire en évitant l’écueil de le cantonner au seul registre d’Éros qui, le cas échéant, finit par incarcérer le sujet. Il s’agissait au contraire d’aborder la sexualité chez ces femmes au regard de la pulsionnalité dans son ensemble, c’est-à-dire de ses mouvements d’intrication-désintrication qui permettent de penser d’un même tenant la mort et la sexualité. Une dualité incontestablement mise en relief par la pathologie somatique.

6C’est dans son rapport à l’autre que la sexualité féminine fut envisagée, intégrant, donc, l’étude de la vie sexuelle comme une dimension nécessaire pour aborder le féminin de la femme. J’ai été amenée à reconsidérer le statut de la sexualité effective et la valeur à y accorder chez ces femmes. Les relations sexuelles, dans la clinique de ces patientes, « font » désormais symptôme, au sens où elles le deviennent. Support d’une conflictualité interne, elles s’offrent dans le même temps comme voie à emprunter pour explorer la vie psychique autant qu’expression de la féminité, cependant qu’elles demeurent chaînon dans la constitution psychosexuelle de la femme.

7Je vais à présent donner des éléments de compréhension issus de la clinique projective et des entretiens concernant l’évolution des sexualités de ces femmes au cours de leur parcours thérapeutique. Plutôt que d’entreprendre une description scalaire des trois temps de la recherche, je choisis de centrer le propos sur l’étude des symptômes courants de cette clinique que sont les émergences de craintes d’allure phobique. L’apparition de ces craintes est tout à fait généralisable à l’ensemble des patientes atteintes d’un cancer gynécologique et ce dès les premiers temps du parcours thérapeutique. Je relève des peurs de l’anesthésie, de l’hospitalisation, de l’hémorragie ou encore des peurs plus étonnantes de premier abord, comme celle récurrente de se baigner, qui apparaît symptomatique d’une angoisse d’écoulement mortel et d’un fantasme de corps ouvert en perpétuel échange avec le monde, indéfectible de la clinique de ces femmes. Bien que toutes ces craintes, à mon sens, se trouvent en lien avec la position de passivité imposée par le cancer et ses traitements, l’analyse se centrera sur celles qui ont directement trait à la mise en acte de la sexualité, entraînant des conduites d’évitement, symptomatiques « d’une réalité dangereuse car elle ressemble trop au fantasme » (Anzieu, 1985, p. 231).

Évitement de la pénétration sexuelle

8La crainte la plus évidente et la plus communément rapportée par les patientes est celle de la pénétration lors de leur relation sexuelle. Une crainte qui peut s’instaurer bien avant le début des traitements, au moment de l’annonce, renvoyant alors les femmes au caractère irrationnel de leur peur, énonçant consciemment que l’annonce n’a pas fait apparaître subitement le cancer. Avoir connaissance de l’intrus morbide en elles les effraie néanmoins et déclenche des réactions défensives comme celle du rejet de la pénétration sexuelle.

9La clinique auprès de ces femmes fait montre d’une tendance, commune, au désinvestissement progressif de la sexualité génitale. La problématique du cancer pelvien est celle de la dysfonction et de l’ablation d’une sphère corporelle dont l’investissement marque l’évolution psycho-sexuelle et l’aboutissement de l’érotisme féminin dans la constitution du plaisir.

10Au départ, la clinique des entretiens révèle une sexualité partiellement détournée de la zone génitale mais qui n’a pas forcément complètement disparu. Avant la chirurgie, la sexualité trouve encore à se satisfaire, parfois par le biais des organes sexuels externes, mais aussi par le biais du corps qui semble redevenu tout entier phallique. Les patientes décrivent sans détour une sexualité et un plaisir qui perdurent puisque qu’ils ne se résument pas à la pénétration. La régression libidinale entraîne, non pas un désinvestissement brutal de la sexualité en général, mais, plus progressivement, d’une sexualité interne représentée par la pénétration. La pénétration est souvent traitée dans le discours de ces femmes de la même manière que l’utérus : ni l’un ni l’autre ne font défaut, indiquant cette position régressive qui se refuse à reconnaître le manque et détourne les regards de la blessure narcissique ici ravivée. Pour autant, la sexualité n’est pas toujours abandonnée et les femmes font « autrement [2] », disent-elles, elles « s’arrangent ». Pour d’autres, au premier temps de l’étude, le courant sexuel est remplacé par un courant tendre. Pour d’autres encore, la maladie comporte ce bénéfice secondaire qui leur permet de se retirer complètement de la vie sexuelle, qui équivaut d’emblée pour elles à l’emprise du désir de l’autre. Néanmoins, ces constats cliniques issus du discours des patientes sont inhérents au premier temps de l’étude qui se situe avant tout impact sur le corps, avant le début des traitements. Ensuite, au second temps, lorsque l’emprise se fait plus ferme, expropriant toujours davantage la patiente, le mouvement de désintrication s’intensifie de concert laissant apparaître plus franchement des corps désertés par l’érotisme, accompagné d’un renoncement actuel de la sexualité génitale. La pulsion érotique s’est comme désolidarisée du corps, retirant peu à peu le plaisir aux organes. Certes, les douleurs repoussent Éros dans ses retranchements, mais, plus étonnant encore, lorsque la douleur n’est pas ou plus la raison invoquée, la perte du plaisir demeure, l’ensemble des patientes de l’étude explicitant n’avoir plus goût à manger ni à entretenir leurs relations avec le monde extérieur. Elles expriment très clairement l’assouvissement des besoins du corps dépouillé de tout plaisir sexuel. La fonction a repris ses droits sur l’érotisme : « manger pour se nourrir », indiquant ainsi la mesure du désinvestissement libidinal qui a eu lieu entre les deux premiers entretiens, découvrant une pulsion d’auto-conservation qui maintient le corps en vie et le résume à ses besoins.

11Malgré la manière prolixe dont les patientes se saisissent du sujet de la sexualité, faisant preuve de relativement peu de censure, entraînant une façon très crue et fonctionnelle d’interroger l’acte sexuel, le cancer de ces femmes les détourne du génital, la régression menant vers les confins plus obscurs du registre pré-œdipien.

Actualisation d’angoisses primitives du féminin

12L’apparition de nombreuses craintes de type phobique révèle un même scénario fantasmatique qui rend compte de l’actualité des angoisses primitives du féminin, principalement l’angoisse de pénétration et l’angoisse de destruction interne.

13L’analyse de la planche IV du Rorschach est tout à fait étonnante et révélatrice de l’angoisse intense de pénétration pour ces femmes. La majorité des patientes ne perçoit pas le détail phallique et présente en contre partie une angoisse de type Clob associée à des qualificatifs de grandeur attestant d’une démesure (« énorme », « gros », « très gros », « plus gros que la moyenne », « c’est trop large »). Pour les autres, c’est l’œuvre du clivage qui se donne à voir, soit par déplacement de l’axe de symétrie porté par un FE de perspective (« Un animal assez trapu avec ses pattes en avant assez démesurées et dans le lointain une petite tête »), soit par déni de la perception (« Ça je ne sais qu’en faire » ; « Y a que ça qu’est un peu gros, ça gène » ; « Ça, ça n’existe pas »). Ces réponses de démesure sont régulièrement associées à des réponses peau visant le renforcement de l’enveloppe. Les protocoles foisonnent par ailleurs de représentations fondées sur des impressions de disproportions de taille assorties du caractère effrayant que cela leur confère (pl. III : « Un corps très menu » ; pl. V : « Je ne vois pas ce que ça pourrait être, la taille des ailes est très importantes »).

14Les déformations de perception se retrouvent dans d’autres cliniques du corps et sont au départ les témoins de la représentation d’un corps modifié. Ces réponses renforcent l’idée communément admise, dans le champ de la cancérologie notamment, d’un corps féminin vécu comme atrophié. Cependant, c’est leur généralisation, en termes de réponses face aux sollicitations phalliques inhérentes à la planche  IV, qui interpelle (rappelons que le Rorschach est passé au temps 2 de l’étude, suite à la chirurgie d’exérèse). L’angoisse qui leur est associée indique le fantasme sous-jacent d’un attribut phallique effrayant de par sa taille. Si le terme d’« atrophie » renvoie à une blessure du corps réel et fantasmé, il interroge indubitablement le complexe de castration chez ces femmes. Se trouvent alors réactualisées les angoisses primitives féminines du temps psychique de la découverte du manque liées au pénis « rabougri » de la femme (Freud, 1938) et à cet « état atrophié » de l’appareil génital dont parlait Freud (1933) pour inscrire la bisexualité dans l’anatomie. « Malade nous devons négocier avec la représentation de notre corps inscrit dans la finitude et avec les traces enfouies de notre détresse infantile revenues là faire brusquement surface » (Baudin, 1995).

15Marianne Baudin, qui a travaillé sur diverses pathologies somatiques au féminin (pathologie vulvaires, syndrome sec, pathomimies) et sur la ménopause, rencontre elle aussi, au Rorschach (Baudin, 1995), la présence du « fantasme de destruction des objets internes » ou celle d’une angoisse de pénétration (Baudin, 2002). Cela dit, ses résultats ne font pas état de la même vigueur dans le traitement du détail phallique de la planche IV. La clinique projective des femmes atteintes d’un cancer gynécologique ayant subi une hystérectomie ne montre pas de réponses « castratrices » qui viendraient adoucir la menace comme dans les protocoles de femmes atteintes de syndrome sec ou bien ménopausées, mais des réponses qui castrent l’image elle-même, donnant à voir l’impossible de la représentation.

16Au regard de l’angoisse de pénétration, la portée effractante inhérente à la reviviscence du fantasme de séduction spécifique de la planche 6gf du tat est intéressante à étudier. La prégnance de ce fantasme dont l’homme est communément l’instigateur, énoncé comme tel, sans détour aucun, illustre avant tout un défaut de refoulement chez ces femmes. Le personnage féminin est tour à tour indifférent ou surpris, mais aussi, à plusieurs reprises, « inquiet » et « contraint » par cette séduction. Une séduction possiblement traitée, donc, dans un registre d’emprise dont l’angoisse attenante se décline selon son degré d’intensité allant de la représentation d’un « interrogatoire » au sentiment « d’inquiétude » sans motif, jusqu’à sa forme clairement exprimée par un fantasme sadomasochiste [3] :

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« C’est quelqu’un qui doit la dominer un petit peu, qui a un visage un petit peu réjoui et je pense que, c’est pas qu’il la manipule, mais il la domine psychiquement et un petit peu comme s’il en tirait un certain bénéfice ».

18La mise en évidence d’une angoisse de pénétration intensément ravivée dès l’annonce du cancer trouve ses soubassements dans l’actualisation tangible de vécus de passivation (Green, 1999) liés à la séduction narcissique primaire, provoqués par l’acceptation soudaine de l’objet morbide cancer en soi. L’analogie entre la situation actuelle de ces femmes et celle de l’infans est indéfectible de cette clinique, puisqu’elle ne cesse ensuite d’alimenter les mouvements pulsionnels sous le coup asséné et répété des effractions corporelles qui débutent par l’emprise de l’hospitalisation : se défaire de l’emprise, de l’intrus en soi qui impose sa chronobiologie et ses douleurs, d’abord, et de celle des soins, ensuite, qui clivent le corps, l’immobilisent et s’emparent de ses besoins.

19La passivation se saisit à la planche 1 du tat et ce, dès les premiers temps de l’hospitalisation, révélant le renoncement pulsionnel exigé par l’accueil de l’autre en soi. Celui-ci gagne petit à petit les patientes devant l’épreuve de réalité équivalente d’une contrainte de passivité. Elle convoque des représentations d’impuissance difficilement surmontables et relayées par la projection de conduites de renoncement dans une dimension d’abandon par rejet et désintérêt pour l’objet. Ce rejet est davantage inscrit dans une agressivité passive qu’avérée, ainsi dominée par l’incapacité et le retrait narcissique [« fatigué/difficile » (Gabrielle)  ; « blasé/n’aime pas » (Danielle) ; « boude » (Isabelle) ; « ne sait pas en faire/boude » (Juliette) ; « ça le fait suer » (Roseline) ; « pas envie » (Rose Marie) ; « elle ne sait même pas ce que c’est que ce truc » (Lorette)].

20Cette actualisation est également repérable dans la double valence de la figure maternelle convoquée au tat. Celle-ci oscille dans les protocoles entre une figure étayante qui met à l’abri des besoins du corps (pl. 7gf : « la nourrice », « la bonne ») et une figure pénétrante, intrusive, exerçant son emprise insidieuse (pl. 5 : « une curiosité malsaine »). Elle est en outre au service d’un fantasme sadomasochiste (enfermement, fuite, punition, mort), à la planche 9gf notamment : les patientes proposent des scénarios mettant en scène un mauvais objet dangereux pour l’autre, voyeuriste, menaçant, ou attaquant, qui témoigne de la menace que peut représenter la rivalité féminine. Ce mouvement primaire, du registre de la persécution, atteste une préoccupation fantasmatique commune pour ces femmes de l’ordre d’une menace et d’une agression par une autre retorse et intrusive. Celle-ci émerge, plus discrètement, dans l’ensemble des mises en relation à la faveur d’une inquiétante étrangeté.

21Au Rorschach également se distinguent des projections mettant en scène particulièrement la passivité dans sa dimension de domination et de pénétration par l’Autre (pl. VI : la goutte imprégnant le buvard ; ou pl. VI : le chasseur mettant sa peau de bête au sol).

22Cette passivation se trouve représentée au Rorschach de façon évidente et transversale à travers des fantasmes de fusion et de collage des corps et des éléments, présents chez toutes les patientes (pl. VII : « 6 éléments soudés entre eux » ; pl. II : « ils appliquent leurs museaux l’un contre l’autre » ; pl. I : « deux chauves-souris accouplées » ; pl. I : « deux éléphants […] qui sont accrochés à un arbre » ; pl. III : « deux personnages reliés à un papillon »). Parfois, pour certaines, le dégagement est possible, et la représentation d’une fusion s’inscrit dans un procédé de plus grande ampleur qui décrit un mouvement second, de défusion : par exemple aux planches VII, VIII et IX, Gabrielle perçoit des « éléments soudés », puis des couleurs « mélangées » et enfin « entourées » ; la délimitation se faisant progressive. Cette fantasmatique fusionnelle est donc à différencier d’un autre procédé, également induit par les vécus de passivation, mais qui cette fois sert la défense : il s’agit du mouvement évolutif, sur une ou plusieurs planches, faisant passer d’un état d’immobilité, imposé par une contrainte extérieure aliénante, à un état libéré de ces liens qui restitue une capacité de mouvement. C’est ce dont témoignent les fantasmes de libération, de naissance, de délivrance (sur 2 planches IV et V : Une chauve-souris « scotchée » puis « vivante » ; sur 3 planches III, V, VI : un papillon sortant de sa chrysalide pour s’envoler ; pl. VI : « La naissance de quelque chose », à l’enquête : « La ligne du milieu naît de sous la terre et prend vie »).

23Dans cette clinique, l’étude des kynesthésies corrobore le traitement spécifique de la passivité imposé par les effets de la contrainte. Les témoins d’une pulsionnalité sous emprise sont repérables à travers les kinesthésies de position, largement représentées dans ces protocoles. Sans pouvoir référer ce résultat à un mode de fonctionnement particulier, les réponses des patientes présentent soit la représentation d’un mouvement suspendu (pl. VIII : « des animaux suspendus » ; pl. VI : « une peau d’ours en train de sécher »), attestant un mouvement défensif qui condense les mouvements actifs et passifs, témoignant ainsi de la lutte à l’œuvre contre la passivité qui transparaît tout de même ; soit la représentation d’un mouvement stoppé c’est-à-dire un mouvement amorcé puis arrêté ou un mouvement suggéré par son empêchement (bloqué, agrafé, ligoté…), attestant cette fois la surenchère défensive inhérente à la lutte ratée. Dans ce second cas, le tressage de l’actif au passif apparaît impossible, traduit par un renforcement du mouvement de contrainte, entraînant des représentations de passivation à travers la thématique récurrente de l’immobilisation (« accroché » ; « scotché » ; « liés » ; « attachés »). On remarque, comme évoqué précédemment, que cette seconde procédure s’accompagne d’un fantasme dont la teneur sadomasochiste est plus ou moins avérée ; la représentation d’une contention de l’objet apparaît quoi qu’il en soit avec prégnance.

24Au décours des remaniements pulsionnels, la crainte de la pénétration sexuelle rencontre deux destins qui s’instaurent tout au long des trois temps de l’étude à travers la clinique des entretiens. Soit elle se pérennise pour s’enkyster tout à fait malgré la fin des traitements et la rémission, soit, a contrario, elle perd de sa force et de son évidence. Dans ce dernier cas, les femmes présentent des conduites inverses dans un retour rapide, voire forcé, de la pénétration dans leurs relations sexuelles. L’expression, jusqu’à la réalisation de ce désir, parfois au prix d’un danger pour la santé et d’une inobservance, semble une façon pour ces femmes d’interroger les limites transformées de leur corps. Elles provoquent la souffrance en vue de savoir ; elles mettent à l’épreuve leur capacité à ressentir et la solidité de leurs éprouvés. Ceci nous conduisant à de nouvelles interrogations : sommes-nous encore sous le primat du génital ? La réalisation, à ce moment là, de l’acte sexuel est-elle gouvernée par l’investissement érotique des organes sexuels féminins ? Ou, pris dans un dessein de vérification, est-elle liée à la destruction et à l’angoisse de ne plus jouir ? C’est ce que donne à penser plusieurs patientes qui s’interrogent, chacune à leur manière, quant au devenir de leur jouissance sexuelle. Ainsi, l’évitement de la pénétration et la levée brutale qui lui succède me semblent-ils sous-tendus par la même angoisse. Celle soulevée par le constat de la perte des éprouvés érotiques internes, exprimée par de nombreux questionnements qui relèvent tous de la même interrogation : après, est-ce que ma jouissance sera la même ?

25Les patientes relatent communément leur inquiétude quant aux modifications de leur sexualité, elles s’interrogent sur le changement de leurs ressentis internes et la perte de leur plaisir sexuel. Ainsi, à la peur de subir ou d’avoir subi la castration, se substitue chez ces femmes la peur que l’on détruise leur intérieur, destruction advenue ou à venir des organes féminins qui transformerait les ressentis et modifierait la jouissance. Ce sont ces peurs que j’écoute au pied du lit des femmes malades que l’on doit « châtrer » ou qui l’ont été. Isabelle, par exemple, vient de rencontrer un homme avec lequel elle a pu redonner vie à sa jouissance sexuelle qu’elle croyait définitivement perdue suite à son accouchement. Isabelle est jeune, elle a un enfant en bas âge issu d’une première union. Dans sa chambre d’hospitalisation, dans l’attente d’une première chirurgie, Isabelle me raconte une autre histoire, qui n’est pas directement celle de la maladie. C’est du roman de sa vie sexuelle dont il est question, celui-ci éclairant pour elle l’incongru de sa situation actuelle. Elle s’est séparée du père de l’enfant suite à la disparition de sa jouissance, non sans connaitre auparavant une longue période de sexualité sans plaisir. L’inéluctable séparation entérine sa décision d’abstinence dans le but exprimé d’investir exclusivement son rôle maternel. Il y a quelques mois, contre toute attente, la rencontre avec un nouvel amant signe les retrouvailles spectaculaires d’avec sa jouissance « perdue ». Cette jouissance, elle la ressent à nouveau dans son corps, et la décrit comme le réveil de sensations endormies, oubliées, presque refoulées tant elle les avait condamnées (le terme condensant à la fois l’interdiction, la sanction et la chose perdue). À s’être laissée faire jouir, son moi est à nouveau conquis, chose dont il a par nature horreur puisqu’apparentée à son insupportable défaite, et pourtant, scandale nécessaire qui contribue précisément à la jouissance sexuelle. L’autre, objet du désir sexuel, trouve une place primordiale dans la découverte ou la redécouverte de cette part de « réussite de la relation du sujet au registre du désir où il a à assumer sa place » (Aulagnier, 1967, p. 65). Il est unique, il est pulsionnel – « j’ai retrouvé le plaisir justement avec cette personne-là » –, il est cet Autre adéquat permettant que la déliaison nécessaire à la sexualité se fasse sans dommage, sans menace, témoin au demeurant d’un masochisme érotique (Schaeffer, 2002) qui réussit bien. Pour autant, c’est la conflictualité interne d’Isabelle qui s’anime suite à cette conquête sexuelle attisant le paradoxe d’un féminin ravi mais courroucé par le moi. Est-ce là la faute qu’elle s’octroie ?… Isabelle entrevoit un possible et s’étonne de sa nouvelle sexualité empreinte de jouissance qui laisse planer l’ombre d’un fantasme de démesure sexuelle (André, 2009), prenant discrètement un tour menaçant de par son caractère infini (« je ne savais pas que c’était possible… »). Or, dans le roman d’Isabelle, ce qui coïncide à ces remaniements du féminin c’est « l’arrivée du cancer », lui intimant un lien causal entre sa jouissance sexuelle et le cancer « sexuel » ; un lien que toutes seront à même de faire. À présent, elle est très inquiète de perdre à nouveau cette potentialité de jouissance. Sous le coup d’une menace de destruction interne, sa crainte est donc celle de ne plus jouir. Sans être en mesure de véritablement décrire son utérus ou son rôle dans la sexualité (« c’est trop petit », « c’est mort », « tout est ciblé là », « je n’imagine pas »), elle a pourtant la conviction de l’impact délétère de l’hystérectomie sur ses ressentis sexuels (« je pense qu’il n’y aura pas le même orgasme »). Pour autant elle ne peut (se) l’expliquer, elle n’en est pas sûre, c’est une intuition, une crainte, mais tenace au point qu’elle ne pourra à aucun moment aller jusqu’au bout de sa démarche d’en parler au chirurgien. Sa peur la conduira ainsi au silence, persuadée qu’elle est de savoir («  je n’ai pas envie de l’entendre »). Sa jouissance est menacée par le cancer gynécologique inscrit désormais dans le roman de la maladie comme une punition sanctionnant ses ressentis érotiques internes.

Roman de la maladie : sexualité coupable et sa sanction par castration

26Dès le départ, dans le roman de la maladie (Pedinielli, 1994) qui est le leur, les femmes orientent l’étiopathogénie du côté de la sexualité : c’est ainsi le retour d’une jouissance perdue qui, pour Isabelle, signe le début du cancer ; une vie dévergondée aux mœurs immorales est la cause invoquée par Lorette ; l’abstinence forcée liée à une relation d’emprise est celle de Roseline ; enfin, Gabrielle présente une vie clivée entre un féminin maternel avec un premier mari et un féminin érotique avec son second mari, donc une relation actuelle construite autour du plaisir sexuel… Le cancer pelvien, en concrétisant les dommages et mauvais fonctionnements du sexe interne féminin, pourrait réveiller une culpabilité œdipienne associée aux doutes fantasmatiques de mutilation. La réalité de la castration qui s’en suit dans la logique des traitements, loin de mettre fin à la menace symbolique, ne fait que l’actualiser à travers les fantasmes (d’un intérieur nauséabond et contagieux par exemple) entraînant une conduite sexuelle de l’ordre d’un renoncement, qui perdure, telle la chose interdite préservant de la punition.

27Il en reste donc parfois cette part morbide du symptôme qui prolonge la maladie après la rémission. Sommes-nous alors face à une procédure dans laquelle la sexualisation de la culpabilité aurait transformé la sanction en une satisfaction réjouissante telle que Sigmund Freud le décrit en 1919 ? La privation de plaisir sexuel est-elle le sacrifice nécessaire pour continuer à vivre, le prix à payer ? Cette sanction à l’endroit même d’Éros s’inscrit-elle comme la réponse à une culpabilité concernant le sexe dans le cas de ce cancer sexuel ?

28La bride du plaisir s’effectue sous l’égide d’un masochisme qui punit la patiente culpabilisée, tout en lui offrant un garant psychique contre la récidive, donc la possibilité d’une reliaison pulsionnelle au prix du symptôme : plus aucun désir sexuel. C’est bien cela le sacrifice de la sexualité sur l’autel de la mort.

29Les patientes le disent : est-ce que vous pensez que ça a un lien ? Et leur propre réponse à cette question rhétorique oriente toujours vers un Éros frivole et une jouissance coupable, sanctionnés sur un fond œdipien plus ou moins prononcé, par Thanatos (le renoncement pulsionnel comme exigence du travail de mort). La culpabilité œdipienne chez ces femmes (du plaisir sexuel défendu, sanctionné par la castration) devient le moteur d’une acceptation masochiste de la maladie, cette dernière étant vécue comme méritée (« je n’ai pas pris soin de moi », « j’ai trop utilisé mon utérus », « tous mes problèmes viennent de là »). La conduite masochiste qui s’ensuit, en s’infligeant l’abstinence et parfois même le célibat, est bien un retournement sur la personne propre des attaques du cancer gynécologique offrant l’illusion d’une (auto-)délivrance, d’une maîtrise de l’emprise de celui-ci en reprenant une position active à l’endroit même où « le moi se sentait menacé de débordement et de reddition passive à l’objet » (Jeammet, 2000, p. 58).

Crainte de la contamination

30La seconde crainte particulièrement présente dans la clinique de ces femmes et incontestablement sous-jacente aux conduites d’évitement de la sexualité est celle de la contamination. Elle s’étaye assurément sur un fantasme de contagion de nature sexuelle qui accompagne et se nourrit du roman de la maladie tel qu’il vient d’être décrit. Cela dit, cette crainte recouvre également un ensemble de représentations fantasmatiques et de processus psychiques inhérents au cancer gynécologique. Ainsi, sont déployés ci-dessous les apports de la clinique des entretiens et des épreuves projectives suggérant d’entendre la représentation d’un corps tout à la fois troué et déliquescent, qui, arrimé à un fantasme d’incurie interne, inscrit la relation au monde, à l’autre, à travers le risque mélancolique de contamination.

La représentation d’un corps troué et la procédure limite qui l’accompagne

31Il est nécessaire d’introduire d’emblée le constat clinique du vécu et de la représentation d’un corps troué, retrouvé chez toutes les patientes, parfois de manière très explicite : la cicatrice au fond du vagin est susceptible de craquer, les organes pourraient s’effondrer dans le trou laissé par l’hystérectomie, d’ailleurs, dans la réalité du corps, l’ascite s’échappe littéralement par les cicatrices (les trous) de la cœlioscopie.

32De la marque vécue, ressentie sur le corps, qui blesse le corps inconscient, « le trou » traverse les enveloppes de la perception pour rencontrer la toile psychique tendue par le moi et bousculer les enveloppes psychiques : la métaphore du moi-peau passoire (Anzieu, 1985) est particulièrement pertinente pour cette clinique. L’atteinte de la fonction contenante du moi-peau déclenche angoisses (écoulement, sentiment de se vider) et représentations (corps ouvert vers l’extérieur et l’intérieur) spécifiques, dénonçant avec force les limites vacillantes, malmenées voire rompues.

33En témoignent les réponses peau (Chabert, 1987) qui sont fortement représentées dans leur double qualité au Rorschach : à la fois dans leur valence protectrice de renforcement de la peau, notamment dans une dimension contenante, et dans leur valence poreuse qui suggère le sentiment d’un corps facilement pénétrable. Chaque protocole présente les deux types de réponses, cependant, la tendance est légèrement plus marquée du côté des réponses qui attestent un échec dans l’établissement de frontières contenantes et donc de l’extrême fragilité des défenses narcissiques. La faiblesse des enveloppes se manifeste par un accrochage aux bordures, associées à des qualificatifs tels que « découpé », « de la découpe », « éclaboussé », ou à des images plus évidentes encore d’une porosité exacerbée (« un corps qui s’ouvre en deux » ; « l’intérieur du corps de la femme »). Ainsi, la recherche de frontières contenantes est régulièrement rabattue par des réponses peau précaires représentant la pénétration du corps. Les réponses pénétration sont sur-représentées dans la catégorisation de Fisher et Cleveland (1958) par les voies et modes de pénétration à l’intérieur ou d’expulsion de l’intérieur vers l’extérieur : une radiographie, de nombreux orifices ouverts (entrée du vagin, porte, bouche,…), des choses qui jaillissent telles que des « animaux qui crachent quelque chose » ou qui sortent d’un contenant, une ouverture de la terre et de nombreuses sections d’anatomie organique. Certaines projections comme « une figure ouverte » ou « un corps ouvert » tentent avec force de venir figurer un corps troué qui ne contient pas efficacement les angoisses. La tentative de renforcement des limites est également perceptible dans la représentation de contenant et contenu (pl. IX : « des couleurs froides entourées de couleurs chaudes ») et un accrochage constant à la symétrie.

34Ainsi cette double représentation, distribuée dans une oscillation entre la recherche d’une membrane protectrice et un corps dépourvu de barrières et aisément pénétrable, rend effectivement compte de la métaphore d’une peau trouée, solide par endroits, inexistante à d’autres et alors en contact direct avec l’extérieur.

35Par ailleurs, la transparence des propos tenus par ces femmes, et ce dès le premier temps de l’étude, indique combien les limites sont touchées. La sexualité est abordée avec une absence de pudeur étonnante, faisant se côtoyer des registres de langage variés au sein d’un même entretien. Avec une facilité déconcertante, elle se trouve parfois livrée jusque dans ses moindres détails, et ce, dès la première rencontre. Le sujet du corps et de la sexualité donne lieu chez ces femmes à des représentations souvent fascinantes qui peuvent s’imposer à moi comme les traitements s’imposent à elles, avec violence et intrusion : la description de son corps squelettique faite par Rose Marie ; la position de handicap lors de la séance de curiethérapie d’Isabelle ; la description de Danielle des modifications intérieures faites à son sexe et bien sûr les scènes de relations sexuelles sous contrainte de Lorette… En effet, l’ouverture sur le corps est une ouverture sur l’inconscient qui devient en quelque sorte transparent, livrant ses fantasmes sans plus de censure. Cliniquement, ce phénomène désinhibe les femmes qui trouvent une langue déliée, pour parler comme à leur insu (le terme « in-su » renvoyant à la traduction littérale de l’inconscient : Un-bewusst). Elles s’en défendent (« d’habitude je ne parle pas de moi »), mais paradoxalement elles se livrent de façon parfois très crue mais accompagnée d’un tel naturel qu’elle laisse une impression de naïveté ou de candeur, rarement de perversité.

36Les patientes oscillent entre des temps où elles se confient sans plus aucune défense, attestant un inconscient à fleur de peau, et des temps factuels ou extrêmement défensifs dans des registres rigides ou inhibés servant à ne pas reconnaître les mouvements internes.

37Le manque cruel de dramatisation grève les histoires sans pour autant les rendre tout à fait factuelles. De plus, les mécanismes de déplacement, de condensation, de dramatisation qui, à l’accoutumée, enrobent le franc-parler de l’inconscient, n’apparaissent que rarement au tat et dans les entretiens. Le seul procédé hystérique relevé de manière transversale à tous les registres de fonctionnement est celui de la transparence symbolique (B3-2). En outre, la distribution des procédés se fait principalement entre les catégories rigide et évitante, plus précisément entre des procédés de types obsessionnels, narcissiques et limites. Le repérage de l’utilisation récurrente et commune d’un procédé de transparence symbolique ainsi que du recours à l’action (B2-4) semble confirmer l’idée de jaillissements d’une pulsion contenue par endroits. Il s’effectue une oscillation entre un immobilisme et une externalisation pulsionnels, entre la suspension des mouvements pulsionnels (CN3 et A3-4) et leur reprise érotique (B2-4). Aussi, le recours aux procédés B2-4 et CN3 et leur alternance signent la difficulté à contenir l’intériorité pulsionnelle, projetée sur le devant de la scène. La référence au corps s’effectue en vue de porter la décharge pulsionnelle (B2-4), ayant plus ou moins une valeur érotique, ou de repousser l’affect sur l’enveloppe externe (CN3).

38Cet agencement de procédés témoigne de la soudaineté des émergences de la vie pulsionnelle et des conduites psychiques qui leur répondent en vue de les contenir. En effet, la rencontre avec le réel de la maladie, qui correspond au temps de passation du tat, effracte le pare-excitant et fragilise les limites qui, devenues poreuses, ne contiennent plus les émergences pulsionnelles brutales (altération et massivité de la projection – E1 et E2), favorisant l’actualisation de vécus de passivation et d’angoisses primitives féminines. L’émergence en processus primaires s’inscrit régulièrement dans un débordement des limites jusqu’à des déformations de la réalité.

39Ce sont donc bien des modalités limites transitoires qui se dégagent de l’analyse, permettant des vacillements en faveur des processus primaires, sans pour autant que les fonctionnements ne s’enlisent dans la régression. Chacun de ces mouvements se fait finalement le témoin de la porosité des limites qui laisse échapper la substance crue inconsciente.

40L’excès de figurabilité qui s’est imposé massivement à moi durant les entretiens à travers la compulsion de représentation d’un corps abîmé et troué – nourrie par les examens répétés qui révèlent perceptivement l’intérieur du corps normalement caché (scanner, irm, dessins proposés par les médecins) – en lieu et place d’un travail d’élaboration, se repère au Rorschach à travers les persévérations de représentations des organes génitaux féminins. Nombreuses, ces réponses, centrées sur l’intérieur du corps dans un registre anatomique et viscéral, s’attachent soit à repérer tous les organes composant le sexe féminin (vagin, cavité utérine, lèvres, coccyx, hanches, vulve, bassin et colonne vertébrale), soit tout ce qui l’entoure (coccyx, hanche et au-dessus colonne vertébrale), désignant en creux l’emplacement vacant des organes génitaux internes de la femme. Quoi qu’il en soit, tous les protocoles, y compris les plus arides (7R), présentent au moins une réponse « appareil génital de la femme » ou une réponse « corps ». Il n’est pas rare de retrouver des représentations anatomiques de ce type dans des protocoles de femmes (Emmanuelli, 1995) et qui plus est de patientes atteintes d’une pathologie somatique (Baudin, 2002). En revanche, dans la pathologie qui nous intéresse ici, les tentatives de faire figurer l’informe et l’inimaginable sexe féminin ne sont ni portées par la symbolique du matériel, ni soutenues par une élaboration fantasmatique qui mettrait le corps en scène. Il s’agit davantage d’une énumération répétitive de l’ordre de la compulsion qui, par voie de conséquences, s’impose comme une image traumatique, exempte du travail de la fonction représentative.

41Hormis ces représentations sexuelles/anatomiques féminines, c’est l’effervescence représentationnelle déclenchée par la présence du cancer en soi qui se voit notablement figurée au Rorschach : contenants (couleurs froides entourées de couleur chaudes) ; interpénétration (la goutte d’eau imprégnant le buvard) ; fusion (chauves-souris accouplées) ; ouverture (corps ouvert en deux). Cette figurabilité est celle d’une position passive et plus ou moins d’une maîtrise de la passivité. Il s’agit de la tentative réitérée de figurer le paradoxe d’un corps tout à la fois troué et contenant, tel que nous venons de l’évoquer.

Représentations mélancoliformes de l’intériorité corporelle et modalités anales de fonctionnement

42Certains faits médicaux inhérents au cancer gynécologique entrent particulièrement en résonance avec la spécificité de la sexualité féminine, inscrite dans une proximité anatomique et psychique entre rectum et vagin. Les confusions entre intérieurs intestinal et génital que cette proximité est susceptible d’entraîner sont régulièrement interrogées par ces femmes, confrontées aux scanners ou irm, qui indiquent « l’invasion » des cellules tumorales ou encore la « déchirure du péritoine » qui suppose que le cancer se « répande » ; s’y ajoutent les inversions courantes de diagnostics entre tumeur rectale et vaginale dont le différentiel ne peut parfois être fait qu’après l’opération. Ainsi, les femmes sont constamment rappelées non seulement à leurs limites internes mais aussi à la qualité de leur intérieur pris dans le système dichotomique médical : bon/mauvais, sain/malade, indemne ou contaminé. Je repère dans la clinique cette crainte de la contamination qui convoque l’analité et s’accompagne de représentations fécales en charge de figurer l’intérieur dégradé (pl. II : « vagin abîmé » ; pl. I : « intérieur gris » ; pl. I : « intérieur malade » ; pl. II : « le scalpel bloqué »). En effet, l’acuité de la limite rompue entre génital et intestinal, appuyée par le (trop) réel des données médicales qui tendent à abroger les remparts de l’intime et à déjouer la pudeur, peut convoquer une mélancolisation de l’intériorité corporelle chez la patiente qui se voit bloquer l’accès à ses objets internes précieux. Ces objets du féminin devenus partageables par tous et confondus avec le contenu intestinal n’ont plus qu’une valeur fécale, expliquant le dégoût de la femme pour son sexe et se traduisant par de courants fantasmes de « saleté » interne et de contamination de l’autre par un intérieur nauséabond susceptible de se répandre – j’y reviendrais. Le féminin sale et empoisonné est une thématique fantasmatique récurrente chez ces femmes. Je propose à cet égard de parler d’un fantasme d’incurie interne en vue de mettre en exergue ce que ces femmes désignent ou sous-entendent de leur responsabilité dans la négligence et le laisser-aller qu’elles incombent à leur propre intériorité. Plus encore que vide ou troué, nous découvrons à la faveur de ces femmes un féminin malade, toxique et contagieux.

43Les thèmes relatifs à la suspicion, la surveillance, l’intrus sont présents dans la quasi totalité des protocoles du tat, flirtant parfois avec des fantasmes sadomasochistes mais désignant toujours une relation d’objet teintée d’une inquiétante étrangeté qui conforte cette perspective d’effraction, qui condense la notion d’un passage forcé de l’extérieur vers l’intérieur privé et intime, avec celle d’intrus à l’intérieur de soi. Les limites dedans/dehors sont convoquées et la pulsionnalité est externalisée, rejetée sur les limites du corps qui sont désormais mandatées de porter la défense. En effet, au tat, l’hétérogénéité des procédés relevant d’une sollicitation des enveloppes corporelles (CN4, CN3, CL2, CL1, CN2, B2-4 et E1) montre d’emblée, à corps défendant, le poids défensif, dans un recours majeur aux limites et à l’externalisation.

44S’ajoute aux nombreux exemples d’un rapport d’interpénétration avec le monde extérieur, un mouvement qui se nourrit de la mise à mal des limites à l’intérieur même du corps. Ainsi, certaines ont par exemple peur que la cicatrice au fond du vagin ne « craque », d’autres interrogent les capacités de contenance de l’utérus à circonscrire le cancer, chacune figurant cette même crainte de contamination aux autres organes internes. Au Rorschach, en témoignent les descriptions parcellisées de l’intérieur du corps de la femme et nommément de la zone pelvienne, sans que la perception ne parvienne à s’unifier ou, à l’inverse, déclenchant une tentative de liaison (pl. I : « tout le côté qui relie les ovaires et les ganglions et le rectum ») ; les deux procédures affirmant une même préoccupation vis-à-vis de l’anatomie gynécologique et la difficulté d’en dessiner des limites.

45De ces repérages se dévoile une confusion spécifiquement féminine entre un intérieur intestinal et vaginal, et son incidence quant aux modalités de fonctionnement. Il s’agit d’un recours transitoire à des modalités de fonctionnement anal, qui accompagne l’effacement des limites dedans/dedans. Cette régression est saisissable dès la passation du tat mais s’accentue au second temps qui est celui des traitements. Le système défensif témoigne de ces modalités via notamment l’emploi majeur et peu varié de l’isolation et du clivage au tat (temps 1), se resserrant sur le clivage lors du Rorschach (temps 2).

46J’ai déjà évoqué ce que le tat révèle en premier lieu des modalités rigides de type obsessionnel associées à de nombreux procédés narcissiques. Ces résultats sont-ils la preuve d’une cohabitation de modalités limites et narcissiques avec des modalités relevant du schéma classique de l’analité ? Dans ce sens, outre ces procédés récurrents de type obsessionnel (notamment l’isolation, le doute et la dénégation), on trouve au Rorschach, suite aux traitements, des contenus renvoyant à des modalités anales de relations d’objet (« intérieur tout gris » ; « des femmes besogneuses en train de pétrir » ; des « explosions » ; des couleurs « éclaboussées »). Cela dit, concernant ces patientes, il ne s’agit pas d’un fonctionnement à part entière ni d’un type de relation d’objet dominant auquel elles seraient fixées, mais bien de modalités défensives probablement transitoires.

Le fantasme mélancolique de contagion

47À travers l’ouverture du corps que traduit la représentation fantasmatique du sexe féminin dénaturé par le cancer, Lorette se sent contagieuse. Ce sont les fluides qui sont empoisonnés et qui peuvent donc se transmettre, mélangés à l’eau, d’une ouverture à l’autre, d’un vagin à l’autre. Lorette a, de ce fait, une appréhension de la baignade, phobie installée avec l’opération et retrouvée chez plusieurs de ces femmes. Ce que Lorette appelle « les bactéries » demeure un danger potentiel puisqu’elle est à présent ouverte sur le monde, dans un échange constant de fluides avec son intérieur. Si, selon elle, le cancer aurait pu s’installer ainsi, elle pense qu’il pourrait à présent altérer l’eau de la piscine, constituant alors un risque pour les autres. Les femmes se montrent inquiètes de la faculté qui serait la leur de corrompre leur environnement. Cette crainte désigne symboliquement les limites qui s’effacent, contenues dans le vocable même de contamination signifiant l’interpénétration de deux influences. Elles imaginent préférentiellement que la transmission se fait par cette voie d’interpénétration, celle du mélange dont l’eau se fait le vecteur. Les femmes évitent de se baigner pour protéger les autres du « mal » qui les habite, de la chose morbide et mortifère logée en elles et qu’elles imaginent susceptible de contaminer le monde environnant.

48Les repérages cliniques et projectifs d’un corps troué et de la mélancolisation de l’intériorité corporelle, évoqués précédemment, conduisent à penser ce fantasme de contagion, tel qu’entretenu par ces patientes, dans sa modalité mélancolique.

49Au titre de cet intérieur féminin pareillement fécalisé et en deçà du registre anal décrit par ailleurs, qui convoque les entrées et sorties du corps, il n’est là plus question de maîtrise mais davantage des sorties intempestives du corps dont le contenu identifié à l’excrément dégrade l’extérieur. Rose-Marie en présente un exemple troublant : compte tenu de la poche de stomie qui l’accompagne, tout son monde externe, environnement proche, semble contaminé par les caractéristiques de cet objet fécal, notamment par les voies olfactive et auditive. Dans un registre plus symbolique, moins tangible, Danielle dit se sentir « coupable d’être malade » comme si la maladie pouvait « faire du mal » autour d’elle, culpabilisée de se sentir contagieuse. Le processus de mélancolisation qui gagne ces femmes malades occasionne donc une représentation particulière du sexe comme porte de sortie sur un mode de fonctionnement fécal qui bouleverse le rapport au monde. Les capacités à jouer de la sexualité en sont atteintes pour devenir l’un des vecteurs fantasmatiques de la déliquescence dans une modalité mélancolique : répandre la déchéance. L’intérieur mortifère (littéralement qui cause la mort) prend une valeur d’objet mélancolique jouant, sous forme exacerbée, de la part de déchet que renferme la double constitution de l’objet interne féminin. En ce sens, le discours de Danielle, de facture névrotique, présente très clairement des idées mélancoliques à teneur dépréciatives sous-tendues par un fantasme de « saleté » lié à la maladie (« je suis sale, j’ai une sale maladie »), ce qui n’est pas sans rappeler le discours du mélancolique, décliné par la maladie. Confrontée à la castration, Danielle propose à la planche 1 du tat la fausse perception d’un objet féminin contenant (« assiette »), dont le contenu est fortement contre-investi par la dénégation (« il n’aime pas ce qu’il y a dedans »). Cette projection est liée à l’introduction du test, lui-même en résonance avec la situation actuelle. Face à un objet en deux parties (un contenant et un contenu), l’intériorité est rejetée, procédant du clivage de la représentation de l’objet, son intérieur étant assimilé à quelque chose de mauvais.

50Le cancer gynécologique, assorti de ses traitements invasifs, attaque les limites et convoque le fantasme d’un interne ouvert sur l’extérieur, à la fois en proie à cet extérieur hostile, mais aussi telle une béance, également dangereuse, menaçante pour le dehors, notamment à travers la représentation d’un écoulement féminin toxique, écoulement d’un corps malade.

En conclusion : de l’angoisse de pénétration à l’angoisse de la pénétration sexuelle

51Dans leur roman de la maladie, ces femmes interprètent l’apparition du cancer comme punition par castration/destruction sanctionnant une sexualité trop jouissive, liée à un fantasme d’incurie de l’intériorité, lui-même expression du mouvement mélancolique qui, au-delà de sa thématique morbide, transforme le passif en actif. La mélancolisation de l’intériorité corporelle est adossée au fantasme de contagion d’un intérieur fécalisé et toxique, décelable à travers des comportements d’évitement, tels ne pas se baigner ou ne pas avoir de relation sexuelle.

52L’intérieur féminin est inexorablement source d’angoisse : sale, contaminé, contagieux, détruit et même à castrer. Entre une sexualité déviante et/ou culpabilisée, un intérieur nauséabond et malade et un mouvement mélancolique qui retourne la pulsion sur le moi s’auto-accusant de sa déchéance, se dessine le fantasme inconscient d’avoir incorporé le mauvais pénis, qui s’incarne chez ces femmes dans la destruction vécue de leur intérieur sexuel. Cette mauvaise pénétration, actualisée par la situation de maladie, infiltre de sa représentation angoissante la réalité. De cette rencontre entre fantasme et réalité, le danger trouve une majoration considérable jusqu’à prendre un tour réel et ainsi rendre la pénétration équivalente à ce qui peut détruire l’intégrité corporelle. Dans ce cas, la pénétration serait vécue comme un désir insupportable, inacceptable par le moi, et s’inscrirait en contradiction de la défense narcissique fondamentale et de l’auto-conservation.

53Un autre phénomène sous-tend la prégnance de l’angoisse de pénétration. En effet, en deçà de la dimension très réelle de la crainte de la pénétration sexuelle, une angoisse prégénitale commune s’actualise en lien avec la passivité de l’infans face aux premiers soins dans la relation avec la figure maternelle. L’« être pénétré » de la position féminine est infiltré d’une nouvelle prévalence de l’« être effracté » (André, 1995). Les images de passivité et les vécus de pénétration qu’elles supposent sont sollicités par la situation du cancer gynécologique. Les femmes sont effractées tant de manière concrète – dans leur corps et qui plus est au niveau de leur sexe – que de manière psychique par la contrainte de passivité à laquelle les soins les obligent. Les pénétrations répétées du corps dans le cadre de la prise en charge médicale peuvent réveiller des sensations érotiques déplaisantes puisqu’elles entrent en résonance avec un vécu de passivation dont ces femmes n’auront de cesse de tenter de se dégager. L’angoisse de pénétration ainsi actualisée se traduit par le rejet de tout rapproché corporel ; et les femmes de décliner : « Je ne supporte plus qu’on me touche. » La représentation de la pénétration sexuelle se charge du poids de l’acuité fantasmatique qui redonne vie aux angoisses enfouies de la petite fille.

54La planche II de Danielle illustre, je pense, de manière exemplaire la procédure à l’œuvre chez ces femmes et par là même une figuration du cancer gynécologique :

55

Pl. I : Je vois l’anatomie au féminin avec les ovaires et l’utérus, tout malade, tout gris.
Pl. II : Là je vois une opération chirurgicale avec un scalpel bloqué et des taches de sang un peu partout. (À l’enquête : Le gris c’est pas une couleur joyeuse).

56En lien avec la planche précédente, la réponse de la planche II donne à voir l’effraction (choc au rouge) du féminin par un objet contondant (« scalpel ») qui demeure, tel un corps étranger, logé dans l’espace interne. En effet, que peut-on dire de cet espace interne qui garde, « bloqué » dans ses entrailles, un scalpel, objet dont la symbolique phallique est également dangereuse et mortelle ? Cette image condense, à mon sens, la figuration du fantasme d’une pénétration dangereuse qui détruit l’intérieur féminin à l’intolérable des vécus de passivation et de la lutte à l’œuvre.

Épilogue : l’autre de la sexualité

57Le mouvement pulsionnel qui sous-tend ces repérages cliniques et projectifs est celui de la désintrication. Le retrait d’Éros, l’émergence de modalités limites, le retournement narcissique, enfin la répétition de représentations du corps meurtri ou encore les conduites masochistes des patientes, sont autant de témoins d’une pulsion de mort exerçant sa fonction désintriquante dans un travail de coupure d’avec la situation d’emprise imposée par le cancer en soi puis l’action passive de se faire soigner.

58

« Au demeurant, les pulsions de mort deviennent tangibles lorsqu’elles constituent un ultime recours défensif dans des conditions de vie physique ou psychique rendues très précaires par une situation d’emprise extrême (induisant une extrême passivité ?) […] lorsqu’elles offrent un recours défensif […] lorsqu’elles exercent une activité de déliaison visant le désinvestissement de l’objet et de la relation d’objet ».
(Chabert, 2003, p. 69)

59La relation d’objet de ces femmes s’infléchit assurément sous l’influence de la pulsion de mort qui œuvre à sa visée anobjectale. Elle se pare de caractéristiques inhérentes à la dyade narcissique primaire, présentifiée par la maladie et notamment par les soins corporels indispensables, autrement dit, comme le propose Nathalie Zaltzman (1979), un investissement de l’objet basé sur la nécessité des besoins corporels vitaux. L’objet d’amour serait-il à ce moment-là en proie à une bascule des investissements sous le coup de l’épreuve de réalité l’inscrivant du côté de l’objet du besoin et non plus du désir ?

60La vie sexuelle, et plus encore la sexualité elle-même, n’est pas ceinturée dans les positions narcissiques du sujet ; cependant, dans notre clinique c’est bien cet autre-sujet désirant qui est évacué au profit d’un retranchement auto-érotique radical, voire jusqu’à l’auto-conservation. Le primat de l’autre est bouleversé par cet événement majeur de la réalité externe. Or, c’est de cet autre-sujet que la femme constitue son désir, c’est de cet autre être pulsionnel que se nourrit le jeu perpétuel de la sexualité entre résistance et ouverture. L’hypothèse soulevée ici, d’un autre qui condense intrusion, effraction, emprise, étrangeté et paradoxalement survie et secours, n’est pas l’autre de la sexualité de la femme et ne fait que dénoncer « le trop d’existence de l’autre en soi » (Chabert, 2003, p. 82), qui porte le danger lié à l’état de détresse. La sexualité est-elle encore envisageable lorsque la mobilité pulsionnelle n’aspire qu’à se défaire de l’emprise de l’Autre et de son désir vécu sous le sceau de la passivation ?

61Aussi convient-il d’immanquablement percevoir à travers la thématique mélancoliforme qui gouverne les fantasmes concernant l’intérieur du corps – et en particulier celui de contamination toxique de tout objet extérieur qui tenterait d’entrer en contact –, une fin de non-recevoir de la part de ces femmes, dans leur tentative de se dégager d’une position insoutenable de passivité actualisant des angoisses inaugurales.

Notes

  • [*]
    Elisa Venturini, docteur en psychologie clinique. ater au département Psychologie clinique du sujet, université Toulouse Jean-Jaurès. venturini.elisa@wanadoo.fr
  • [1]
    L’ordre inhabituel de passation des projectifs est sciemment choisi en fonction de certains critères cliniques et organisationnels.
  • [2]
    Tous les termes entre guillemets, sauf précision, sont issus du discours des patientes.
  • [3]
    Il est intéressant de comparer à nouveau ces résultats avec ceux des travaux de Marianne Baudin concernant les patientes vulvodyniques (Baudin, 2002), les protocoles projectifs de nos deux cliniques présentant de nombreuses concordances. Elle soulève notamment une angoisse majeure de pénétration chez ses patientes. Cependant, cette dernière est liée dans ses protocoles de tat à des fantasmes de séduction agissant et à d’intenses fantasmes de violence sexuelle (viol, agression) dans lesquels les thématiques sexuelles apparaissent scénarisées, contrebalancées par des thèmes de virginité. La clinique projective du cancer gynécologique ne présente pas de scénario de violence sexuelle avérée. Les fantasmes de séduction, convoquant la thématique de la contrainte, et les fantasmes sadiques relèvent du registre de la persécution et de l’inquiétante étrangeté, liant l’angoisse de pénétration aux prémices de la relation d’objet lorsque celle-ci est une menace pour le moi.
Français

Le cancer gynécologique pelvien est une pathologie qui se loge dans les organes génitaux internes de la femme traités par hystérectomie. C’est donc une castration que ces femmes subissent dans la réalité d’un corps qui souffre. Cancer et traitements sont autant d’effractions corporelles qui réitèrent une représentation psychique de la pénétration comme de l’accueil passif de l’autre en soi. Cette figure de l’étranger à l’intérieur du moi convoque des fantasmes, affects et représentations pénétrantes qui endommagent l’image du corps, génère des images de passivité et ravive des expériences de passivation. De plus, cette effraction s’opère spécifiquement sur le lieu intime du sexe, là où s’incarne le devenir femme puis le devenir mère, convoquant le féminin de la femme dans sa pluralité, mais aussi dans ses rapports à la sexualité.

Mots-clés

  • cancer gynécologique
  • sexualité
  • féminin
  • passivation
  • angoisse de pénétration
  • contamination
  • mélancolisation
  • Rorschach
  • tat
Español

Trastornos de la sexualidad y temores sexuales de mujeres que padecen de cáncer ginecológico pélvico

El cáncer ginecológico pélvico es una patología que se aloja en los órganos genitales internos de la mujer tratada por histerectomía. Es entonces una castración lo que estas mujeres padecen en la realidad de un cuerpo que sufre. Tanto el cáncer como el tratamiento son invasiones violentas del cuerpo que reiteran una representación psíquica de la penetración así como del recibimiento pasivo del otro en uno. Esta figura del extranjero al interior del yo provoca fantasmas, afectos y representaciones penetrantes que dañan la imagen del cuerpo, genera imágenes de pasividad y reaviva experiencias de pasivización. Además, invasión violenta ocurre específicamente en el lugar intimo del sexo, ahí donde se encarna el devenir mujer y luego el devenir madre, convocando lo femenino de la mujer en su pluralidad, pero también en sus vínculos a la sexualidad.

Palabras claves

  • cáncer ginecológico
  • sexualidad
  • femenino
  • pasivisación
  • angustia de penetración
  • contaminación
  • melancolización
  • Rorschach
  • tat

Bibliographie

  • André, J. 1995. Aux origines féminines de la sexualité, Paris, Puf.
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Elisa Venturini [*]
  • [*]
    Elisa Venturini, docteur en psychologie clinique. ater au département Psychologie clinique du sujet, université Toulouse Jean-Jaurès. venturini.elisa@wanadoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2016
https://doi.org/10.3917/pcp.022.0111
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