BCAI 23 – 2007 89 II . Histoire
Louca Anouar, L’autre Égypte de Bonaparte à Taha Hussein.[ Belkacem Benmessaoud]
Louca Anouar,
L’autre Égypte de Bonaparte à Taha Hussein.
Le Caire, Institut français d’archéologie orientale (Cahier des Annales Islamologiques 26), 2006, X-223 p. ISBN : 978-2724704169
Anouar Louca, né en 1927 dans une famille copte d’un bourg de Haute-Égypte, venu enseigner en France et vivre en Suisse, lit l’histoire des relations entre la France et l’Égypte avec les yeux du littéraire et de l’historien, mais aussi avec la ferveur de celui qui fut lui-même homme de ces deux cultures. Il consacra sa thèse parue en 1957 aux Voyageurs et écrivains égyptiens en France, il fut l’un des traducteurs de Ṭāhā Ḥusayn et fit connaître au public français la relation de voyage de Ṭahṭāwī (L’or de Paris chez Sindbad).
L’autre Égypte de Bonaparte à Taha Hussein est un recueil publié après sa mort survenue en 2003, dont les quinze contributions, certaines restées inédites, retracent avec acuité, érudition et ferveur les trajectoires inattendues de ces intellectuels, coptes et musulmans d’Égypte, ou français frottés aux langues orientales, qui furent des passeurs entre l’Égypte et la France modernes. L’ouvrage s’ouvre sur l’expédition de Bonaparte, événement fondateur dont l’échec militaire devait être rapidement compensé par les conséquences culturelles. N’est-ce pas l’ingénieur Jomard qui
souffla à Méhémet Ali le projet d’envoyer des jeunes
gens se former à Paris et de les faire accompagner
par un cheikh d’al-Azhar, Ṭahṭāwī ? (chap. i. «De la
Description au dialogue. 1798-1834 » -chap. ix. «La médiation de Tahtawi. 1801-1873 » ). D’autres contributions traitent de personnages bien moins connus, mais également placés dans le
sillage de l’expédition ; ainsi le copte Ya ʿ qūb qui fut
au service de Desaix (chap. ii «Yacoub et les Lumières. 1745-1801 » ) ; ou les réfugiés égyptiens qui ont suivi en France la retraite de l’armée de Bonaparte et ont formé les Chasseurs d’Orient et l’Escadron des Mamelouks, ces deux corps créés en 1802 (chap. iii . «Exotisme meurtrier. 1798-1801 » -chap. v. «Les Mamelouks de Napoléon. 1802-1815 » ) ; ou encore ce prêtre copte qui initia Champollion à la langue de sa communauté (chap. vii. «Champollion entre Bartholdi et Chiftigi. 1790-1832 » -chap. viii. Déchiffrer Champollion » ). Le parcours d’Anouar Louca le rend complice et solidaire de l’histoire de ces éclaireurs discrets venus vers une «autre Égypte » , ou y retournant.
On le sent ainsi préférer au Champollion statufié par
Bartholdi dans la cour du Collège de France le jeune homme venant prendre ses leçons auprès des coptes installés à Paris.
Dans ces lendemains intellectuels de l’expédition, Marseille a tenu un rôle particulier. La grande exposition sur l’Orient des Provençaux avait donné à Anouar Louca l’occasion de l’évoquer (chap. iv. «Marseille n’était pas qu’une escale » -chap. vi «Clandestins du romantisme. 1801-1851 » ). Retour en Égypte avec l’étude, inédite et pourtant centrale, des interlocuteurs égyptiens des saints-simoniens (titre du chap. x), en particulier Maẓhar, Bahǧat et Bayyūmī qui avaient participé à la mission
scolaire de 1826. Ici, comme en bien d’autres pages, la capacité d’Anouar Louca à suivre et à renouer les
fils communs de deux mémoires différentes suscite
un vif plaisir de lecture. On reste dans cette Égypte que Méhémet Ali ouvrit à la modernité avec l’évocation de John Ninet, ce négociant du Havre chargé de développer la culture et le commerce du coton (chap. xi. «Un fellah
suisse : John Ninet. 1815-1895).
La grande figure militante et mystique de Ṭāhā Ḥusayn (chap. xii. «Un enfant aveugle devient le guide d’une nation. 1889-1973 » – chap. xiii. «L’inclassable Taha Hussein » ) est traitée avec l’empathie de celui qui le reconnaît comme un guide. La publication de cet ouvrage est aussi l’occasion d’éditer l’hommage à Jacques Berque que prononça Anouar Louca à l’Institut du Monde Arabe le 18 octobre 1995 en évoquant sa grande fresque
L’Égypte, impérialisme et révolution publiée en 1967 (chap. xiv. «L’Égypte référentielle de Jacques Berque. 1910-1995 » ). Le quinzième et dernier chapitre revient sur l’expédition de Bonaparte («Repenser l’expédition de Bonaparte. 1798-1998 » ), comme – ainsi que l’écrit Philippe Reignier dans une fort belle préface – «pour
affirmer, contre toute représentation naïve du Progrès,
que les relations entre l’Orient et l’Occident
piétinent sur place, tout autant que la réflexion sur
ces relations. » Loin des affrontements tragiques de tous ordres, délibérément passés sous silence dans cette série de portraits, ces hommes de culture, de bonne volonté, de paix, de progrès proclament l’absolue nécessité pour les riverains de la Méditerranée d’effectuer sans cesse la traversée d’un pays à l’autre, de s’enrichir mutuellement de leurs différences. Telle est, en tout cas, la leçon que l’auteur entend laisser, celle d’un décentrement nécessaire et fécond, d’un «altérocentrisme » pour reprendre le néologisme qu’il propose, en réaction à l’égocentrisme propre à tous les ethnocentrismes.
Belkacem Benmessaoud Université de Stuttgart