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Hiver chaud chez les féministes québécoises. Le procès des «Fées ont soif»

[autre]

Année 1979 10 p. 12
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histoires d’elles 12

CENSURE

Hiver chaud

chez les féministes québécoises

Le procès des “Fées ont soif”

En France, des associations familiales et des représentants du PS et du PC ont demandé, en novembre dernier, l’interdiction d’affichage de Détective, en se fondant sur la même loi qui avait entraîné la disparition de la rue Ah ! Nana quelques mois plus tôt. En retour, les féministes — qui s’étaient contentées de coller des affiches parodiques de Détective et n’ont pas été partie prenante au procès — se sont vues accuser de volonté de censure (cf. H d*E, n°8).

Au Québec, pendant ce temps-là, c’est sur des féministes que s’est abattue la censure, et de manière beaucoup moins ambigüe. L’objet du scandale : une pièce de théâtre, Les Fées ont soif, écrite par Denise Boucher. Ses trois personnages — la Mère, la Vierge et la Putain — dénoncent dans un langage cru et acerbe la condition de la femme dans un pays catholique.

La pièce, prévue depuis des mois au Théâtre du Nouveau Monde à Montréal, s’est d’abord vu refuser les crédits du Conseil des Arts du Canada. Pendant tout

l’automne, les débats pour et contre l’interdiction ont fait rage dans la presse. “Les fées” étaient célèbres avant même de monter sur la scène. Elles y sont montées malgré les obstacles, et toute la colère des gens bien-pensants s’est alors déchaînée contre elles.

Le 4 décembre, alors que la pièce jouait depuis près d’un mois déjà, fut tenu un procès d'urgence (équivalent des référés en France). Les requérants, qui représenteraient environ 200 000 personnes (Jeunes Canadiens pour une Civilisation Chrétienne, Conseil d’Etat des Chevaliers de Colomb du Québec Inc., l’Association des Parents Catholiques du Québec, les Cercles de Fermières de la Province de Québec... etc...), exigeaient l’interruption immédiate du spectacle ainsi que l’élimination radicale de sa forme écrite. Ils accusent les intimés (auteur, acteurs, metteur-en-scène, éditeur, etc.) d’avoir, entre autres :

— représenté l’Esprit Saint, la troisième per¬ sonne de la Très Sainte Trinité, Dieu même, comme étant le violeur de toutes les femmes incluant la Très Sainte Vierge Marie ;

— incrusté dans la peau et dans le comporte¬ ment du violeur, c’est-à-dire du Saint Esprit, les mots les plus abjects, les plus vils, les ges¬ tes les plus irrespectueux pour le corps humain et en particulier pour le corps de la femme ;

— représenté la Vierge Marie et toutes les femmes comme victimes de la caricature que l’on fait de Dieu dans cette pièce ;

— prétendu libérer toutes les femmes du car¬ can dans lequel la Très Sainte Vierge Marie les aurait présumément enfermées par sa pureté virginale, pureté qui entache d’après l’auteur et dans l’esprit des intimés, la femme dans sa liberté de jouir de son corps et de son sexe ;

— sous-tendu et situé explicitement la trame de la pièce de théâtre “Les Fées ont soif” dans le cadre d’une destruction de la foi, de la morale, de la famille, du droit, de la cul¬ ture et de la société en général.

Le procès, comme la pièce, a trois personna¬ ges : M* Colas, avocat des demandeurs, Mc Sheppard, avocat des défendeurs, et M. Reeves, président de la cour. Il constitue lui-même une tragi-comédie de qualité, car M* Colas consacre la plus grande partie de sa plaidoirie à la lecture dramatique des passa¬ ges incriminés.

Colas : On fait dire à la statue que : “Je suis le désert qui se récite grain par grain”... Reeves : Euh... vous vous référez à quelle page, Maître ?

Colas : Ah bien, j’vais vous donner les pages, Votre Seigneurie, la page 83. Ça ouvre et on voit que la statue parle et elle dit : “Je suis le désert qui se récite grain par grain ”, et dans la même page 83, l’auteur fait toujours dire à la statue qui, évidemment, représente la Vierge Marie : “Je suis le léchage de la dénégation”... Une chose est certaine, lors¬ que l’on fait des litanies de la Vierge un tel blasphème et un tel usage, on ne peut pas s’empêcher d’avoir une certaine nausée... “Je suis une image, je suis un portrait, j’ai les deux pieds dans le plâtre, je suis la reine du Néant, je suis la porte sur le vide, je suis le mariage blanc des prêtres, je suis la mou¬ tonne blanche jamais tondue, je suis l’étoile des amères, je suis le rêve de l’eau de javel, je suis le miroir de l’injustice, je suis le siège de l’esclavage, je suis le vase sacré introuvable, je suis l’obscurité et l’ignorance, je suis la perte blanche et sans profit de toutes les fem¬ mes, je suis le secours des imbéciles, je suis le refuge des inutiles, je suis l’outil des impuis¬ sances, je suis le symbole pourri de l’abnéga¬ tion pourrie, je suis un silence plus oppri¬ mant et plus oppressant que toutes les paro¬ les, je suis le carcan des gemmes de la chair, je suis l ’image imaginée, je suis celle qui n ’a pas de corps, je suis celle qui ne s’aime jamais”. Voilà jusqu’où on peut aller dans la transformàtion, pour ne pas dire la parodie, des litanies de la Vierge que la majorité de ceux qui sont ici ont un jour ou l’autre réci¬ tées eux-mêmes, dans leur enfance... Si c’est par là que la libération des femmes doit pas¬ ser, Votre Seigneurie, je dois vous dire que je plains les femmes qui obtcquièrent leur liberté de cette façon-là (Pause). Il y a un passage qui — là, évidemment, c’est dans un français que je m’excuse d’avoir à utiliser, c’est surtout pour vous montrer à quel point on peut blasphémer, même dans c’domaine-là, c’est encore la Vierge Marie à qui on fait dire...

Reeves : Quelle page ?

Colas : La page 111... “Tu t’es encore rasé l'poil d’en dssour des bras avec mon m... rasoir, chrisse de folle”. J ’m’excuse mais enfin, c’est écrit comme ça, et dans un fran¬ çais qui serait certainement pas reconnu par l’Académie Française comme étant une pièce qui passera à la postérité sur le plan des réali¬ tés et qui, évidemment, ne permettra pas au français du Bill 101 (1) de pouvoir être reconnu dans tous les milieux. Et, à la page 1 13, il est dit ceci — alors là encore une fois, Votre Seigneurie, voilà un blasphème absolu¬ ment honteux : “Je suis l’immaculée dans toutes leurs conceptions, je suis la désarticu¬ lée de toutes leurs obsessions. Les hommes ont peur de ce qui fleurit entre leurs jambes, c’est pour ça qu’il te bat, c’est pour ça qu’ils m’ont inventée. Quand ils avaient peur du vide, ils avaient déjà inventé Dieu”... Alors

Colas : Ah bon. Je vous remercie, Votre Sei¬ gneurie... de m’éclairer sur un point aussi essentiel parce que j ’aurais pu douter. . . Voilà donc quelques-uns des passages. Je pourrais vous lire la pièce entière et croyez-moi, nous en aurions des vertes et des pas mûres à vous indiquer dans cet exposé.

Me Sheppard, quant à lui, s’efforce de ne pas entrer dans le “fond”, mais de s’en tenir à des questions de procédure...

Sheppard : Mes savants amis ont dit qu’ils ont dû attendre malheureusement la publica¬ tion' de la pièce avant d’agir... Qu’est-ce qui les empêchait, si c’était si urgent, la pièce ayant été annoncée à grand fracas depuis des mois et ayant débuté il y a un mois, d’envoyer des émissaires — qui auraient l’absolution à l’avance je suppose pour avoir

là, encore une fois dans un français dont je m’excuse, Votre Seigneurie, page 137 : “Tu vas vo-ère que j’av heu j’vas t ’rentrer d’dans. Fa pas ta précieuse, chu sûr que t’aime ça, t’es faite pour ça, mau-dite-bell’plott’ Vierge de Putain, envôye, jouis, jouis !”. Vous savez, il faut le lire, hein j ’veux dire, c’est pas tout le monde qui peut lire ça. C’est par une certaine culture pour être capable de maîtri¬ ser ce genre de français, je dois vous dire... Reeves : ... Je ne crois pas que ça se prétende du français, mais c’est une langue qui est bien parlée au Québec...

Victoire (?) des «femmes battues»

A Montréal au mois de décembre, les “Battered Wives” (Femmes Battues) ont donné un concert. Il s’agit d’un groupe punk. Un groupe d’hommes. Vraiment, ils sont subversifs, ces punks. Pour eux, rien n’est sacré, même pas les femmes battues. Bien sûr, les fémi¬ nistes ont encore une fois pris offense et fait preuve de leur manque d’humour. Elles sont allées manifester à l’entrée du spectacle. Arrivent les flics, pour pro¬ téger comme d’habitude la liberté d’expression. Bilan : 54 femmes arrê¬ tées.

Procès au mois de mars.

La statue

En vacances avec ma “correspon¬ dante" irlandaise ; nous avons quatorze ans. L’une des nous possède une sta¬ tuette de la Vierge... phosphorescente — cadeau rapporté de Londres par un parent bien intentionné probablement. En quelques jours, cette petite statue va prendre une importance considérable et symboliser, inconsciemment pour nous, toute la religion contre laquelle nous sommes en rébellion.

Dans la très catholique Irlande, cet été-là, nous passons notre temps à frauder, à éviter toutes les obligations religieu¬ ses : je refuse d’aller me confesser sous prétexte que je ne parle pas assez bien l’anglais, nous sortons docilement pour aller aux vêpres que nous passons devant la télévision des voisins, etc. Mais la Vierge Marie continue à nous narguer ; surtout la nuit, lumineuse, muette, Marie la Modèle nous reproche de ne pas faire ce qu’il faut.

Cela se terminera mal pour elle ; après l’avoir enfouie plusieurs nuits sous des coussins pour qu’elle ne nous regarde plus, nous l’avons jetée. Ou perdue, ou oubliée.

D.M.

assisté à cette pièce — et d’intenter leurs pro¬ cédures — .

Reeves : Dans votre plaidoirie, vous devez faire attention de ne pas donner ouverture à une requête pour vous enjoindre de ne pas être balsphématoire.

Sheppard : Oh, Votre Seigneurie, je crois que recevoir l’absolution à l’avance n’est pas un danger de blasphème. Mais je retirerai mes remarques, si ça peut me donner l’immu¬ nité.

Reeves : Jusqu’à présent, vous êtes très bien, continuez...

Plus tard :

Reeves : Laissez-moi vous poser une ques¬ tion, maître Sheppard... A supposer que dans cette pièce — nous allons faire un peu un exercice culturel — que c’eût été Abra¬ ham, Sara et d’autres personnages bibliques qui eussent été représentés. Cela eût valu tout aussi bien comme symbole... quel groupe représenteriez vous ici en Cour ?.. dans la nature générale du litigue qui m’est soumis, quel est votre sentiment ? Vous n’êtes pas obligé de me répondre.

Sheppard : Je dois dire que je suis étonné qu’on me demande mon sentiment, mais puisqu’on m’ie demande, je vous l ’dirai : si, au lieu d’une pièce' attaquant la sensibilité des catholiques, ç’avait été une pièce attaquant la sensibilité de Juifs ou de Protestants ou de quel que soit le culte ou même mes principes à moi, je n’aurais aucune hésitation à défen¬ dre la liberté d’expression des gens que je représente.

Mais Colas revient à l’attaque et porte le coup de grâce.

Colas : J’pourrais simplement ajouter, Votre Seigneurie, que... toute cette pièce va à l’encontre de la famille... Madeleine, à la page 121, parle de “cellule, de famille, de foyer, de religion, de celle”, elle rejette tou¬ tes ces valeurs fondamentales qui sont recon¬ nues même dans la Déclaration des droits de l’homme du Canada. On veut véritablement jeter bas non seulement la religion mais éga¬ lement tous les principes qui s’y rattachent : “Famille famille infamie infamie blues blues la famille m ’a fait des bleus blues infamie bleue euh blues femme infamie infamie famille femme femme blues femme blues blues blues femme femme infamie famille femme blues femme blues blues blues blues blues une femme blues une famille blues blues blues blues infamie blues blues blues blues ti-bébé ti-bébé blues mon ti-bébé blues blues blues blues mon ti-bébé blues mon femme blues”... Voyez-vous, c’est pas moi, c’est pas moi, je — c’est pas moi qui l’ai écrit, ça !

Délibération

Reeves : Ah... Il est ordonné aux intimés, Denise Boucher et Christopher Reid de reti¬ rer provisoirement de la circulation dès signi¬ fication du jugement, tout texte imprimé...

Post-scriptum

fin janvier, un nouveau juge¬ ment, rendu par Gabrielle Vallée à la Cour Supérieure, a autorisé la remise en vente du texte des “Fées ont soif”. Me Colas a décidé de faire appel...

Page réalisée par Nancy Huston et Dominique Meunier

(1) Loi qui fait du français la langue officielle du Québec.