FLUX n°13 /14 Juillet - Décembre 1993
"Qu'est-ce qui n'est pas un réseau?"
GEORGES AMAR
Nicolas Curien a suggéré un jour que l'on ouvre dans la revue Flux une rubrique invitant ceux qui le pourraient à exhiber quelque chose qui ne soit pas un réseau. On aurait même pu la doter d'un prix. Cette proposition était malicieuse, forme humoristique d'une critique épisté- mologique: si l'on ne trouvait pas l'objet- non-réseau, cela signifierait-il pas que le concept de réseau recouvre n'importe quoi? Cette question m'a longtemps trotté dans la tête. Nicolas Curien savait parfaitement en posant cette question, qu'il n'est nullement facile de produire un exemple clair et convaincant d'une activité quelle qu'elle soit où l'analyse ne découvre pas assez tôt qu'elle est tributaire d'un tissu de relations, de phénomènes de transport - matériel ou « immatériel » (ou informationnel) - de circuits d'échanges ou de diffusion. Bref, pas d'activité sans interactions. Je me souviens d'un joli texte de Pierre Sansot où il opposait, comme deux quasi-Weltan- schaung, conceptions du monde, la douche et la baignoire. La douche, nerveuse, rapide et efficace, serait l'attribut d'un homme moderne, branché, sur-actif, en prise et sous l'emprise des flux - en un mot: réticulaire - ; tandis que la baignoire, ah! Tiède et parfumée, moelleuse et oublieuse serait l'apanage d'une humanité décontractée, décontractualisée, à l'abri du crépitement connectique. Mais d'où vient l'eau courant, demande l'esprit chagrin? Les puits même ne sont pas solitaires. Las, qu'on les voit ou non, il y a toujours des tuyaux... Des affluences et des confluences. Au minimum, des influences qui font du climat un système aussi complexe qu'on voudra.
Alors, tout serait-il un réseau? Après tout, que toute chose ait une masse n'iva- lide pas la mécanique - toutes choses,
sauf... les « immatérielles », hier les âmes, aujourd'hui l'information. En tout cas, cette immatérielle-là, moins que tout, se passe de réseaux, neuronnaux, informatiques ou médiatiques. Ainsi, le défi continue! Mille milliards de bits ou de pixels à qui sort de son chapeau un cas rétif au rets! Sinon, on a affaire à un concept aussi commode que Dieu lui- même, et le Siècle des Lumières n'aura servi à rien!
Et si nous avions, comme souvent, un problème langagier, de définition, de précision? Toute activité, avons-nous demandé, serait-elle réticulaire? Une activité, c'est ce dont nous percevons des effets, ou dont nous savons concevoir des effets perceptibles. Et tout cela parce que nous avons besoin (principe d'intelligibilité) de concevoir ce qui arrive comme effet, effet d'une cause, puis cause d'autres effets. L'activité est l'effectivité des causes. La cause est elle-même l'effet d'autres causes, mais comme il faut s'arrête quelque part, nous posons des actants, à l'origine et à la destination (l'actant est alors un « percep-tant ») d'une activité. Ainsi, pas d'activité sans au moins deux actants. Pas de chaleur sans au moins deux sources: une chaude et une froide. Pas de travail, pas d'énergie en acte sans potentiel, sans différence de potentiel. L'activité suppose une distribution ď actants et n'est rien d'autre que l'inter-action des actants. Et voilà pourquoi votre fille est structurée comme un réseau!
Mais n'allons point trop vite. Question: les actants sont-ils d'emblée des inter-actants, ou d'abord des « êtres », plongés ensuite dans des champs d'interaction ? Ou encore: tous les actants sont- ils en interaction avec tous les autres ?
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