Philippe Roussin

Liberté d’expression et nouvelles théories de la censure

Les définitions de la censure ont fortement évolué au cours des dernières décennies, à proportion, sans doute, des modifications des contours et des objets que la censure a elle-même connues. De nouvelles théories sont apparues, cohabitant avec ou chassant les précédentes1. Celles-ci s’accordaient avec le récit classique du libéralisme politique : celui de l’émancipation conduite à partir des Lumières contre l’oppression, l’obscurantisme, le puritanisme, l’esprit victorien, etc. L’analyse n’était pas sans manichéisme : elle parlait «à tous les défenseurs de la démocratie pour qui certaines vérités vont de soi » et livrait «un récit de la lutte entre la liberté d’expression et les tentatives des autorités religieuses et politiques pour la réprimer2 » . Cette conception de la censure avait d’abord pour représentants les historiens et particulièrement les historiens du livre, de la littérature et de la presse : ils la décrivaient, au-delà de la complexité des rapports entre censeurs et censurés qu’ils mettaient au jour, comme une censure politique émanant de l’État ou des institutions d’Église, une mesure d’interdiction et de répression visant aussi bien la parole entendue sur la place publique que l’imprimé – les livres comme les journaux. En France, la littérature aura, avec la presse, constitué un personnage central dans ce récit d’émancipation, le domaine de l’art et de la littérature étant alors perçu comme un révélateur du degré de liberté de la société et de l’époque, et l’auteur identifié comme un représentant et un symbole de l’individu luttant pour la liberté d’expression. Le combat contre la censure se confondait avec la conquête de l’autonomie littéraire, la distance prise avec les commandes politiques et morales de la littérature – cela d’autant plus facilement que l’expérience des limites de la représentation semblait devoir faire partie du rôle social, sinon de la vocation des écrivains depuis le début du

xixe siècle. Ce récit d’une littérature moderne en lutte contre la censure n’a pas peu contribué à faire croire à un statut d’exception pour la littérature, faisant courir à l’ «écrivain-héros » , face à la censure et à l’opinion, «le risque de la 17