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Abstract :
[fr] Les démarches urbanistiques et architecturales aujourd'hui mises sur le devant de la scène incluent chaque fois un objectif d'intégration, d'inclusion ou de cohésion sociale. Nées en réaction contre le courant moderniste, accusé d'avoir délaissé les hommes concrets pour leur préférer un être abstrait à venir dans un mode nouveau et, de ce fait, d'avoir produit des espaces inhumains, vecteurs de mal-être et de ségrégation sociale, ces démarches inclusives se caractérisent par l'accent mis sur les habitants d'un lieu : il s'agit maintenant de cibler les attentes, les désirs ou les besoins de groupes sociaux spécifiques pour y répondre au mieux. Dans ce contexte où l'on ne cesse plus d'insister sur la nécessité de prendre en compte les spécificités des populations locales ou de s'adapter à des publics ciblés, les disciplines et les théories portant sur les identités sociales sont donc de plus en plus largement mobilisées. La sociologie urbaine a par exemple pris de plus en plus de place dans les cursus universitaires des sciences ou des arts de l'espace. Dans bien des cas axée sur la réalisation d'enquêtes empiriques, elle permet de dresser le portrait de groupes sociaux spécifiques et d'affiner, par exemple, la programmation d'un projet. À en croire les décideurs politiques autant que les porteurs de projet, ces trente dernières années auraient vu l'avènement de politiques urbanistiques et architecturales enfin axées sur « l'Humain », même si, malgré l'emploi récurrent de ce terme générique, cela implique paradoxalement, en matière d'aménagement, de créer des espaces adaptés à des groupes sociaux spécifiques. Pour être proche de « l'Humain », il faut donc d'abord apprendre à distinguer parmi les hommes des groupes ayant des comportements, des manières de penser et de vivre différents ou, en somme, une identité sociale bien à eux.
Pour de nombreux théoriciens, les identités sociales sont ainsi considérées, suivant la formule d'Emmanuel Renault, comme une forme « de reconnaissance sociale privilégiée, voire d'achèvement de la reconnaissance » y compris de certains groupes qui, jusque-là, étaient évincés de la scène politique. Pourtant quelques questions s'imposent. D'un côté, dans quelle mesure l'assignation d'un groupe à une identité sociale, c'est-à-dire à un ensemble de propriétés, de manières de vivre et de penser bien définies, ne lui ôte-t-elle pas la parole au bénéfice du discours de celui - le savant par exemple - qui l'aura identifiée ? De l'autre côté, dans quelle mesure la « reconnaissance » de l'identité sociale de certains groupes, puis l'adaptation d'un projet aux attentes ou aux désirs liés à ces identités, ne réduisent-t-elles pas ces groupes à « leur identité », jusqu'à les y enfermer ? Si l'identité sociale d'un groupe est indissociable de la place qu'il occupe au sein d'un ordre social hiérarchisé - avoir une identité, c'est avoir une place ou être à sa place par rapport ou en opposition à d'autres places -, dans quelle mesure la reconnaissance et l'adaptation de l'identité sociale des groupes, dans des projets d'aménagement urbain, ne contribuent-elles pas à figer la répartition et la hiérarchisation des places instituées au sein d'un ordre social particulier ? Avec Alain Badiou, dans Le siècle, il faut se demander si le fantasme à peine dissimulé de cette théorie des identités n'est pas au fond d'organiser l'espace humain comme un espace naturel, avec des milieux adaptés aux espèces, fussent-elles sociales, des devenirs, des transformations et des interactions soigneusement contrôlées ? Dans ce cas, les démarches urbanistiques et architecturales mobilisant les théories des identités sociales auraient des conséquences politiques inverses à celles qu'elles revendiquent : non pas l'inclusion sociale ou l'émancipation collective, mais la reproduction ou le renforcement, à même l'espace, d'un ordre social distribuant les places de dominants et de dominés.