Abstract :
[fr] Le pouvoir entretient des liens plus paradoxaux qu'il n'y paraît avec l'imagination.
D'un côté, l'imagination lui est indispensable. En effet, face à un problème quelconque, il faut aux politiques imaginer des solutions ou, à tout le moins, concevoir comment adapter d'anciennes formules à une situation problématique nouvelle. Mais cela va plus loin : se maintenir au pouvoir dans les sociétés démocratiques exige aussi d'user d'imagination tant pour présenter sous un angle favorable ses propres actions que pour présenter sous un aspect négatif, voir scandaleux, les actions des adversaires. En outre, il n'est pas inutile de détourner l'attention d'un cas gênant ou, à l'inverse, rendre tout à coup indigne l'attitude des adversaires, alors qu'elle paraissait jusqu'alors tolérable, à défaut d'être recommandable. Dans tous ces types d'actions, la faculté d'imagination est un auxiliaire indispensable du pouvoir.
D'autre part, l'imagination apparaît souvent comme opposée au politique dans la mesure où les politiques recherchent essentiellement des solutions concrètes, efficaces et immédiatement applicables. Sans compter que la résistance de la population aux changements est souvent importante et que si le pouvoir veut apporter des modifications significatives, il a souvent intérêt à faire passer sa réforme comme une modification administrative sans importance, voire comme un simple changement de termes.
Dans cette perspective, l'utopie peut donc apparaître doublement problématique pour le pouvoir : d'une part, parce qu'elle suggère un changement radical de la forme du pouvoir sans guère tenir compte de ce qui existe autrement que pour le critiquer ; d'autre part, parce qu'elle pousse l'imagination bien au-delà de ce qui est réaliste. En effet, les utopies littéraires ne se contentent pas de suggérer des améliorations, même importantes à une situation donnée. Elle optent plutôt pour une rupture radicale avec ce que l'on connaît. Et l'imagination dont les utopistes ont pu faire preuve est presque sans borne ; elle ne laisse aucun doute quant à la remise en question totale de la forme de la société et du pouvoir.
On pourrait donc soupçonner que les utopies littéraires, lâchant trop la bride à l'imagination, ne vont pas avoir d'effets sur le pouvoir, sauf à soupçonner qu'elles pourraient malgré tout suggérer presque sans le vouloir, des solution qui ne seraient pas trop difficiles à réaliser. Pourtant, il me semble que c'est justement parce qu'elles ne cherchent pas à proposer des solutions réalistes, qu'elles vont avoir un véritable effet. C'est la thèse que je défendrai. Pour ce faire, je m'appuierai sur une analyse des utopies modernes classiques telles que celles de More et de Campanella. Je montrerai d'abord combien les utopies contiennent de nombreux éléments suggérant que leurs auteurs ne souhaitent pas voir ces sociétés prétendues idéales se réaliser. Je montrerai ensuite que ces utopies sont autant faites pour susciter l'admiration que le rejet par leurs lecteurs. A partir de là, je m'attellerai à comprendre les raisons qui ont pu malgré tout faire de ces ouvrages des textes à caractère profondément politique. J'émettrai l'hypothèse que cette position ambiguë dans laquelle les utopies classiques mettent leurs lecteurs est destinée à transformer leur imaginaire politique. Je conclurai en montrant comment une société où les citoyens développent leur imaginaire politique est une société différente et, par conséquent, comment, par le pouvoir de l'imagination, une fiction va transformer la réalité du pouvoir.