Deprins, Dominique
[USL-B]
La Statistique : de la fiction au réel (Dominique Deprins) « Les paisibles statisticiens ont changé le monde » selon I. Hacking, épistémologue des sciences. Dans son cours au Collège de France , I. Hacking interrogeait comment la statistique façonne les gens. A. Desrosières, dans son célèbre livre « La Politique des Grands Nombres » , décrivait la statistique comme un instrument de quantification propre à mesurer le social et nous gouverner. Aujourd’hui, les statisticiens seraient-ils devenus les maîtres du monde comme le suggérait, il y a peu de temps, François Ewald, philosophe du risque ? Une nouvelle question émerge ; non plus tant, comment la statistique façonne les gens de l’extérieur pour les faire rentrer dans un moule par l’adhésion à une norme, par une sorte d’homéostasie qui les empêchent de s’éloigner de la normale et par la linéarité du temps qui suppose que le futur sera assez conforme au passé. C’est l’application de la trilogie statistique, « Normalité, Homoscédasticité, Linéarité », dont la science des données va s’affranchir. Mais plutôt comment les nouvelles rationalités statistiques qui se libèrent de cette trilogie devenue trop étriquée, touchent-elles, pour les prélever, les capturer peut-être, à nos subjectivités ; comment impactent-elles la pensée, le mental, les affects, les comportements, les politiques des hommes. « Ce qu’il faut remettre en question, c’est la forme de rationalité en présence » disait M. Foucault . Pour tenter de répondre à cette question, il s’agira de chercher les logiques opératives d’un tel monde ainsi rationalisé ; non pas une logique abstraite, ni même nécessairement rationnelle. Mais un mode d’opérativité qui dira très concrètement comment fonctionne le monde des données massives extrêmement complexe, foisonnant et changeant et ce que produisent de telles logiques, en particulier, ce qui va peupler la pensée, les affects, le mental, les comportements et les politiques des hommes à l’âge des data. La mise en chiffres du monde, la quantification de tout, dans tous les domaines – ces chiffres que nous appelons des statistiques – se prolonge par une mise en données du monde qui a débuté dans les années 80 avant que n’arrive la déferlante du tsunami numérique, cette avalanche de données qu’on associe au Big Data. Les données, c’est la matière première du statisticien, son substrat empirique. Sans données, il n’y a pas de statistique. On comprend aisément qu’on attende d’elles qu’elles soient fiables, sans biais et en nombre suffisant. Aujourd’hui, tout ce qui peut être numérisé pour être traité par les TI peut être transformé en données que l’on peut consigner dans d’énormes tableaux comme un gigantesque tableau Excel que l’analyse statistique avec sa propre montée en puissance et sa puissance de calcul sans précédent pourra traiter pour ses prédictions. Au cœur du Big data, se trouve sa volonté prédictive par laquelle il se confrontera au réel. Pour modéliser de telles prédictions, les algorithmes auto-apprenants de l’IA auront glaner dans la masse de données, des corrélations inédites qu’ils n’auraient jamais pu trouver dans des quantités plus petites de données. Ces prédictions révèlent un nouveau paradigme prédictif. Il y a la statistique probabiliste, science empirique et formelle à la fois, fondée sur la probabilité, et la statistique plus contemporaine du Big Data, - la science des données – plus empirique qui va s’affranchir de la statistique probabiliste comme le monde positif des data s’affranchit du monde fictionnel du probable qui repose sur des fictions. Cette libération du probable s’accompagne d’un renversement épistémologique ; de l’épistémologie de cause-effet du monde du probable à l’épistémologie de l’usage qui a congédié la causalité à l’âge des données. « La prédiction est une propriété fondamentale du vivant, au cœur de chacune de nos actions, qui questionne comment l’homme se projette dans le futur et comment il réagit face à des situations qui l’obligent à reconfigurer son existence » . Les prédictions individualisées du Big Data défient la présomption d’un futur inconnu qui a toujours présidé à nos prédictions. À l’âge des données massives, l’affect est devenu « l’outil » pour les prédictions individualisées de nos singularités inscrites dans nos données et dans nos profils et de ce qui nous différentie les uns des autres. D’affect en affect, d’effet qu’ont les choses sur nous en effet, le désir est un processus de singularisation. Dans ce monde de singularisation et de différentiation, les prédictions individualisées sont l’objectivation de notre désir. Avec leurs prédictions individualisées, les réseaux sociaux sont devenus nos territoires numériques affectifs de la socialisation. Ce ne sont pas des fictions. « La conception de la science a un effet sur la définition du politique » disait Bruno Latour. Les micro-politiques prolongent la politique majoritaire, à moins qu’ils ne la remplacent peu à peu ; « Ce qui est au cœur des gens dans une dimension quotidienne, pratique, subjective, inconsciente – tout ce qui est mineur, anodin – s’exprime dans la politique » . La gouvernance par la donnée prend la forme de ces micro-politiques. La micro-politique des réseaux sociaux, la micro-politique de la reconnaissance faciale des émotions , la micro-politique sanitaire des prédictions médicales individualisées etc. sont autant de politiques affectives. Les biopolitiques dont parlait M. Foucault cherchent à faire proliférer la vie en intervenant dans le domaine du vivant en tant que vie organique des êtres biologiques (santé, hygiène, sexualité, natalité …) et les biopouvoirs s’exercent sur les propriétés biologiques de la vie, en contrôlant et gérant les hommes en tant que corps et population. La statistique y joue un rôle stabilisateur par ses mécanismes régulateurs qui fixent un équilibre au niveau de la masse des individus rendus indiscernables les uns des autres en vertu de la Loi des Grands Nombres. Les micro-politiques affectives du Big Data cherchent à faire proliférer la vie non-organique des êtres affectifs, en allant faire naître l’affect, non pour l’affect lui-même, mais pour l’action à laquelle il contraint avant que ne s’éveille la conscience , à la manière d’un nudge. Le Big Data s’en prend, par ses prédictions, au ressort même de la vie, là où palpite la vie, à son émergence. Le pouvoir des prédictions individualisées du Big Data ne serait-il pas un de ces « ontopouvoirs » dont parle Brian Massumi ? Un pouvoir qui repose sur la logique opérative de la « préemption » qui serait sa « clé de voûte » , son « arrête tranchante » ? Une « futurité présente » , un « concept temporel, qui dénote l’action sur le temps d’avant » puisqu’il s’agit « d’agir sur le futur dans le présent » ? Un pouvoir non pas « sur » mais « de » : un pouvoir affectif « de mener à l’Être » , à nos devenirs à la limite de la signification et du langage, afin de nous faire agir ?
Bibliographic reference |
Deprins, Dominique. La Statistique: de la fiction au réel.Conférence de l'Institut Diderot (Institut Diderot, 17, Rue de Londres, 75008 Paris, France, 14/11/2022). |
Permanent URL |
http://hdl.handle.net/2078.3/267346 |